Sesede Terziyan

Sesede Terziyan

"Ce n'est peut-être pas un hasard si je m'appelle Sesede," dit-elle avec une étincelle qui brille dans son regard. "C'est même l'idéal pour décrire mon parcours dans la vie. Après tout, Sesede signifie "Fais-toi entendre" en turc."
 

Nous sommes en 1923. Le génocide des Arméniens de l'Empire ottoman vient tout juste de prendre fin, emportant près d'un million et demi de vies. Un petit nombre de chrétiens refuse encore d'abandonner son pays d'origine, dont Garabed Terziyan. Après avoir été enrôlé de force dans l’armée pour y faire son service militaire, il revient dans sa ville natale de Yozgat. Sur les 30 000 Arméniens qui y vivaient auparavant, il n'en reste que 88 survivants des déportations de 1915.

 

Garabed Terziyan tenant son fils Aram, âgé de six mois

L'émigration en masse de ses compatriotes de Turquie et l'abrogation du traité de Sèvres inquiètent Garabed. Mais il se console à l'idée que le traité de Lausanne garantit des droits aux minorités arménienne et grecque. Il est tombé amoureux d'une jeune femme qui partage son destin - elle aussi a perdu tous ses proches, excepté un frère. Garabed désire vivre avec elle et créer une famille malgré une grande différence d'âge. Il reste optimiste.

Bien que Garabed ait atteint un âge avancé, il épouse la jeune Mariam qui lui donne deux enfants. Il ne les verra toutefois pas grandir car il meurt peu après la naissance de son fils en 1922, sans avoir assuré à sa famille une sécurité financière. La pression financière qui s'exerce sur Mariam et la montée du nationalisme en Turquie la conduisent à épouser en secondes noces un Turc. Les destructions en cours des églises, des écoles et des cimetières arméniens l'effraient. Elle espère que son mariage confortera son existence et celle de ses enfants. Jusqu'au jour de sa mort, cette décision ternira sa relation avec son fils, qui ne saura pardonner à sa mère.

Le beau-père et la loi sur les patronymes - Les années 1930

Dix années plus tard, Mustafa Kemal Atatürk fait voter la loi de 1934sur les patronymes. Celle-ci stipule que désormais chaque citoyen de Turquie devra posséder un nom correspondant à un mot figurant dans le dictionnaire turc. Le patronyme d'Aram, âgé de 12 ans, se mue ainsi de Terziyan en Terzioğlu. Son beau-père fait pression sur sa mère et sa sœur pour qu'elles se convertissent à l'islam. Il change le prénom arménien de sa sœur Chouchanig pour le turc Nourdane.

 

Aram déteste au plus haut point son despotique beau-père. Lorsque celui-ci tente à nouveau de le convertir à l'islam, il s'enfuit pour de bon et se réfugie chez son oncle. Il gagne sa vie en vendant des journaux, en coupant des cheveux pour de l'argent ou du troc, en arrachant des dents et en fabriquant des briques. Il apprend à dissimuler ses origines pour ne pas se faire d'ennemis parmi ses pairs, les manuels d'histoire présentant les Arméniens comme des traîtres.

 

Aram avec sa mère et sa sœur

La foi et la volonté à toute épreuve d'Aram l'aident à devenir la personnalité la plus importante de Sorgun, deuxième plus grande ville dans la province de Yozgat. Il y a soixante-dix ans, Sorgun était une ville plusieurs fois millénaire, en déclin, qui commença à s'épanouir au plan culturel, grâce à Aram. Aujourd'hui la localité est un lieu de villégiature populaire.

Aram Terzioğlu et ses enfants

Nous sommes en 1951 et Aram est très estimé à Sorgun.

Des années plus tard, sa contribution à sa ville d'adoption sera dûment notée dans les livres d'histoire.

Au milieu des années 1920, il épouse la belle Sesede et a deux fils, Garbis et Nuran. Outre de nombreux magasins, Aram gère un cinéma et possède une grande maison, qui s'animera davantage encore, à la naissance de ses autres enfants Sevinç, Nuran, Nuray et Suna.

 

Aram avec sa femme Sesede, sa sœur, sa mère et son fils Nuray

Aram et Sesede ne parlent pas l'arménien. Leurs parents se sont abstenus de leur apprendre l'arménien, craignant pour leur sécurité. Des années plus tard, la petite demi-sœur d'Aram se souviendra : "Quand on jouait dehors, on n'avait pas le droit d'appeler Garbis, le fils aîné d'Aram, par son prénom, parce que c'était trop dangereux. On l'appelait simplement Ali."

La ville de Sorgun - Les années 1970

Il est tard. Un grand coup qui s’abat sur la porte tire brusquement Nuran de son sommeil. "Nuran, dépêche-toi ! Il faut que tu viennes avec nous de suite !" lui lance de toutes ses forces une voisine. Nuran se précipite au cinéma, qu'il a repris à son père quelques années plus tôt. Le bâtiment est en flammes. Les magnifiques films français qu'il avait ramenés avec lui d'Ankara, vingt années de filmothèque, tout est réduit en cendres sous ses yeux.

Nuran perd patience. Lorsque les Grecs et les Arméniens sont victimes de brutalités à Istanbul en 1955, il ne voit plus d'avenir pour lui et ses enfants dans ce pays. Son frère Nuray est déjà parti en Allemagne, un peu plus tôt.

A plusieurs reprises, il a tenté de faire changer d'avis Aram quant à son départ, pour ne pas le laisser seul. "S'ils ont un problème, qu'ils partent !" lui lance Aram. "Ici c'est mon pays. C'est là où je suis né et c'est là où je mourrai !"   

 

Aram dans les années 1970

Le village de Ruhwarden - Les années 1980

Les Terzioğlu traversent l'Autriche avant d'arriver en Allemagne. Après une odyssée, allant d'un camp de réfugiés à un autre, ils sont finalement envoyés au village de Ruhwarden dans le Land de Basse-Saxe, au nord-ouest. Ils se voient attribuer une maison d'habitation en briques rouges, qu'ils partagent avec d'autres familles. C’est là que naît leur troisième enfant. Ils l'appellent Sesede, du nom de la mère de Nuran.

Or, même en Allemagne, certains droits sont refusés à Nuran. En tant que demandeur d'asile, il n'a pas le droit de voyager ou de travailler. Habitué toute sa vie à travailler, Nuran se bat en justice pour avoir le droit d’exercer un métier. Il finit par obtenir huit ans plus tard sa carte de travailleur résident. Pour la première fois depuis toutes ces années, la famille quitte le Land de Basse-Saxe et part au Bade-Wurtemberg, au sud-ouest, où Nuran a trouvé un emploi. Puis, la même année, ils se rendent aussi à Sorgun.

"Je suis si heureuse d'avoir eu la chance de rencontrer mes grands-parents !" déclare leur petite-fille Sesede.

Elle avait huit ans, lorsqu'elle rencontra Aram pour la première fois. "Quand mon grand-père est mort, mon père est allé en Turquie pour organiser l'enterrement. Il est rentré quarante jours plus tard, m'a regardée un long moment et m'a dit : "Sesede, ma chérie, j'ai perdu mon pays !"

Ces mots sont restés gravés dans la mémoire de Sesede. Au fil du temps, elle découvre l'histoire de ses ancêtres et les raisons qui les ont poussés à émigrer. Elle se pose tout un tas de questions, qu'elle exprime dans sa musique et sur scène. Aux débuts de sa carrière de comédienne, Sesede assume à nouveau son patronyme arménien, fouille dans l'histoire de sa famille et la raconte sur scène. "Ce n'est peut-être pas un hasard si je m'appelle Sesede," dit-elle avec une étincelle dans le regard. C'est même l'idéal pour décrire mon parcours dans la vie. Après tout, Sesede signifie "Fais-toi entendre" en turc."

Aujourd'hui, Sesede est une actrice à succès au théâtre et au cinéma. Elle s'est produite dans plusieurs épisodes de la série télévisée allemande, aux heures de grande écoute, "Tatort" (Scène du crime), saluée par la critique.

Cette histoire a été vérifiée par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES.