Au commencement il est une voix pure et profonde, jaillie d’un Orient perdu. Une voix qui s’élève dans la nuit de Damas, accompagnée de quelques notes au piano, de percussions souvent du saxophone. On se souvient de ses deux albums Hal Asmar El-Lon et Shamat leur tonalité jazz oriental avait fait vibrer les cœurs d’Orient et d’Occident.
Si en 2011 le conflit syrien a porté un coup sévère à Lena Chamamyan, la chanteuse a transporté son énergie créative et l’affliction de tout un peuple à Paris, cette autre capitale de la culture arabe. La voici doublement en diaspora en tant qu’arménienne et syrienne. Une situation d’exil qui s’est traduite dans son dernier album « Ghazl El Banat » où elle a écrit et composé des chansons pour la paix et la protection des femmes et des enfants.
Aujourd’hui, Lena Chamamyan fait partie de ces rares femmes artistes orientales pouvant se targuer à la fois d’écrire, de jouer et d’interpréter ses propres morceaux. Puisant dans le riche répertoire classique et folklorique syrien, la jeune interprète n’oublie pas pour autant ses racines. À plusieurs reprises elle a chanté en arménien des chansons traditionnelles comme Sareri Hovin Mernem du révérend Gomidas, pour le bonheur de ses fans d’Arménie et de diaspora.
Dans son refuge parisien, loin de Damas où demeurent ses parents, la jeune femme garde le sourire. Car c'est dans la ville lumière qu'elle a trouvé un nouvel espace musical, un nouveau public. Elle a noué des rencontres avec des artistes d’horizons divers, à l’instar du grand musicien André Manoukian avec qui elle travaille sur un nouvel album.
Enfant de la mosaïque syrienne
C’est dans la capitale syrienne que Lena a vu le jour en 1980. Son père Artine est un Arménien d’Alep, sa maman Ghada est une Syriaque, originaire de Mardin, ville située au sud-est de l’actuelle Turquie. Léna porte dans ses gènes un patrimoine plurimillénaire, celui de deux anciens peuples disparus de l’Empire ottoman, deux peuples unis dans la foi et le martyre.
Sarkis Chamamyan, l’arrière-grand-père paternel de Lena, était originaire de Marach en Cilicie, l’actuelle Kahramanmarash située au sud de l’Anatolie. Issu d’une famille arménienne catholique, il exerçait le métier de calligraphe. « Son savoir-faire lui permis d’avoir la vie sauve avec toute sa famille en 1915, car en l’épargnant, l’armée ottomane allait bénéficier de ses services pour rédiger des communiqués militaires » indique Lena. À la fin de la guerre, ils s’installent à Alep où une importante colonie d’Arméniens déportés de Cilicie s’est implantée. C’est là qu’il meurt peu de temps après, sans avoir pu revoir sa ville natale.
Son fils Hovannès, le grand-père de Léna, exerçait le métier de tailleur à Alep. Ses convictions marxistes et son adhésion en 1945 au parti communiste syrien furent pour lui une source de biens des tracas. Léna s’interroge : comment peut-on être à la fois marxiste et croyant ? C’est là toute la complexité de l’âme arménienne. Contrairement à tant d’autres camarades, Hovannès ne répondit pas aux sirènes du rapatriement vers l’Arménie soviétique en 1947, préférant rester à Alep. Le régime à Damas se durcissant dans les années 1960, il fut arrêté, ses biens confisqués et passa de longues années derrière les barreaux. Suite à cette épreuve, la plupart de ses enfants quittèrent la Syrie pour aller émigrer au Canada. Ils partirent tous à l’exception d’Artine, le père de Léna. Après avoir reçu une bonne éducation dans une école chrétienne d’Alep, Artine déménagea à Damas avec une bourse d’État pour poursuivre ses études d’ingénieur. Il y fait la connaissance de Ghada, sa future femme - la fille de son logeur - qu’il épouse en 1977. Fruit de cette union mixte, Léna n’a pas grandi baignée dans un milieu communautaire arménien.
Son éducation musicale, elle le doit à deux figures mélomanes de la famille, sa grand-mère Arax Djamidjian qui l’initie au chant classique et la musique traditionnelle, et surtout son père Artine, lui -même saxophoniste, qui lui transmettra son amour de la musique et de la langue arméniennes. « Il me parle toujours en arménien !» aime-t-elle rappeler. À l’école arménienne catholique de la vieille ville de Damas, la petite Léna peine à trouver sa place.
« Nous étions scindés en trois groupes : il y avait les Arméniens, les Arabes chrétiens et les Arabes musulmans. Pour ma part, j’étais considérée comme une moitié d’Arménienne ! ».
Se souvient – elle. Bien qu’isolée de la communauté de son père, c’est à l’église arménienne qu’elle fait ses premières armes vocales. « Je chantais à l’église arménienne l’hiver et à l’église syriaque l’été. Aujourd’hui, quand on me demande mon identité, je réponds : le chant, les paroles et la rêverie » affirme-t-elle.
Entre tradition et modernité
À l'âge de 9 ans, la petite Lena prend des leçons de solfège. Son premier instrument à cet âge est le xylophone. Après ses études de Finance Mangement à l’Université de Damas, elle intègre le Conservatoire Nationale Supérieure de Musique de la ville où elle y étudie le chant classique. La plupart de ses enseignants de musique était russes ; Arax Chekidjian, sa professeur de chant, était arménienne. Léna se distingue très vite du lot par sa voix soprano dramatique, une voix très rare dans le Monde arabe.
C’est au conservatoire de Damas qu’elle fait la connaissance de jeunes et talentueux musiciens de jazz. De nouvelles sonorités naissent de ces rencontres : piano, saxophone, percussions, kanoun … et autres cuivres. Ensemble, avec des musiciens du conservatoire, ils sillonnent les campagnes de Syrie pour tester leur projet musical, lequel mêle des influences de jazz à l’héritage musical arabo-arménien. Objectif : transmettre l’âme de la tradition orientale à travers le jazz. La première reconnaissance viendra en 2006, lorsque Lena remporte le prix « Al Mawred El Sakafi » au Caire qui correspond à la finale de la première édition du Prix musique de Radio Monte Carlo Moyen-Orient. Ce prix lui permet d’enregistrer un premier album, Hal Asmar el Lon, qui devient rapidement un succès, notamment par le biais du bouche à oreille.
Chanteuse ottomane
Il faudra attendre sa découverte de la Turquie pour que s’opère un déclic chez elle. Lena fait la connaissance de Kemal Arslan, un musicien turc qui s’est déplacé à Damas pour partager la scène avec elle lors d'un concert. La jeune femme, qui a grandi dans le souvenir du génocide, est troublée. « Sachant qu’il était turc au début j’ai refusé de lui serrer la main. Ce n’est que peu à peu que j’ai appris à le connaître et l’apprécier, depuis c’est devenu un très bon ami ». Grâce à lui, elle redécouvre tout un pan de son histoire familiale enfouie dans les profondeurs du passé. Cette complicité lui fera découvrir Istanbul, mégapole où elle ressent une déconcertante familiarité. Elle y chantera à la mémoire de Hrant Dink, le journaliste assassiné en 2007.
Quant à sa rencontre avec le public arménien, celle-ci se fera par des chemins contournés. En 2014, Lena Chamamyan est invitée à Moscou pour prendre part au jury d’un festival d'une compétition internationale de chant arménien : “Tsovits Tsov”. Elle y fait la connaissance d’Arto Tuncboyadjian. Plus tard à Paris, c’est au tour du célèbre musicien de jazz André Manoukian qui l’approche pour lui proposer de travailler avec lui. À l’occasion du centenaire du génocide des Arméniens, les deux artistes interprèteront une poésie arménienne de Hovannes Toumanian « ciel noir », chantée en arménien par Lena.
Toujours plus proche de ses racines, Lena Chamamyan transporte avec elle la nostalgie d’une douceur de vivre damascène qui la rend si attachante auprès de la diaspora syrienne. Si elle ne bénéficie pas de l’exposition médiatique des grandes stars de la chanson arabe, elle revendique haut et fort son indépendance tout comme sa proximité avec ses admirateurs. Tandis qu’à l’autre bout de la Méditerranée la guerre fait rage, la voix de Léna résonne encore et toujours… comme un affront au malheur.
Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES