L'œil photographique du témoin

L'œil photographique du témoin

La photographie documentaire attire souvent l'attention des gens sur des questions qui tendent à être passées sous silence, éludées ou délibérément oubliées. À maintes reprises, les photographes en appellent à notre conscience pour nous aider à sortir de notre coquille et de notre quotidien et nous plonger dans une réalité inédite.

On peut dire que le monde a beaucoup appris sur le génocide arménien grâce à la photographie documentaire : les œuvres d'Armin Wegner, un Allemand qui s'est retrouvé au Moyen-Orient durant la Première Guerre mondiale, ont révélé le sort des Arméniens dans l'Empire ottoman en Europe tout d'abord, puis à travers le monde. Wegner a été le premier à saisir les atrocités commises par les Turcs sur une pellicule. Il fit sortir clandestinement ses photos de Turquie et les popularisa en Occident. Aujourd'hui, sa collection photographique constitue l'une des preuves les plus cruelles du génocide.

Les suites de cette tragédie demeurent un sujet populaire grâce aux photographes qui cherchent à découvrir la vérité ou à démontrer la gravité des blessures infligées à toute une nation. Alors que certains s'efforcent d'y parvenir en impliquant le spectateur dans la culture ou le quotidien arménien d’aujourd’hui, tandis que d'autres nous racontent des histoires profondément personnelles sur leur quête d’une nouvelle identité arménienne.

 

Antonella Monzoni, Armenian Wound (2015)

Les histoires de Monzoni n'ont rien de gaies. Cette journaliste qui travaille sur les troubles sociaux, s'intéresse essentiellement à ces endroits dans le monde où les gens mènent des existences misérables et instables. Elle a pris de nombreuses photographies à travers l'ancienne Union Soviétique, y compris le nord de la Russie et l'Ukraine. Ce n'est pas non plus la première fois qu'elle se rend en Arménie - le thème de son tout dernier projet. Il y a plusieurs années, elle a consacré un ensemble de photographies à Erevan.  Sa description d’une ville non pas des plus sereine, mais emplie de "gens enjoués, curieux, dynamiques, audacieux et plein d'allant" détonne. C’est comme cela qu’elle voit les Arméniens.

 

Son nouveau livre, intitulé Armenian Wound, est paru en même temps que le centenaire du génocide des Arméniens. Monzoni rappelle d'autres moments difficiles dans la vie du pays - ses photographies font la chronique des conflits de l'époque postsoviétique et évoquent le délabrement de cette période. Mais, tout comme son autre œuvre, des gens inspirés, capables de garder espoir, en dépit des bouleversements qui les frappent, continuent de captiver la photographe.

Photos publiées avec l'aimable autorisation d'Antonella Monzoni

 

Kathryn Cook, "Memory of trees" (2013)

La photographe américaine Kathryn Cook travaille sur le thème du génocide de 1915 depuis de nombreuses années - elle est partie à Istanbul et a entamé ses recherches en 2006. Kathryn s'est rendue plusieurs fois en Arménie et a méticuleusement documenté les souvenirs des Arméniens et des Turcs qu'elle a rencontrés au Liban, en Syrie, en Israël, en France, en Arménie et en Turquie. En remontant le passé, elle tente de trouver des réponses aux questions les plus fréquemment posées : comment tout ceci a pu arriver ? Comment des gens ont-ils pu permettre le meurtre d'un million et demi d'autres gens ?

Kathryn a intitulé son projet "Memory of Trees" en hommage au village d'Agaçli à l'est de la Turquie. En turc, "agaçli" signifie "arboré" ou un "lieu planté d'arbres." Jusqu'en 1915, Agaçli était un village arménien, mais il est aujourd'hui peuplé par des Kurdes. Tout comme les habitants qui les ont précédés, les Kurdes continuent de fabriquer de la soie, comme si la tradition locale avait vaincu la tragédie historique. Tels des témoins silencieux, les arbres observent le flux de la vie, tandis que les photographies de Kathryn en portent témoignage et renvoient au drame passé sous silence.

Photos publiées avec l'aimable autorisation de Kathryn Cook

 

Scout Tufankjian, Armenian Diaspora (2015)

Ce n'est pas un hasard si Scout Tufankjian raconte l'histoire de la diaspora arménienne à travers ses photographies - l'art est souvent le seul "langage" commun que les descendants des Arméniens parlent en Ethiopie, au Canada, au Brésil ou en Russie.

 

Scout ne se propose pas de donner une image homogène de la diaspora arménienne : au contraire, elle photographie les gens dans toute leur diversité, chacun avec son ensemble de traditions et sa patrie d'adoption. Scout est elle-même à demi-Arménienne et a grandi aux États-Unis, mais elle a toujours voulu en savoir plus sur ses racines et l'histoire de la diaspora. Elle a pris son appareil photo, explorant de la Bulgarie à l'Uruguay, de l'Italie à l'Inde.

Le projet de Scout est d'une dimension véritablement globale : 24 jours seulement après avoir lancé sa campagne de collecte de fonds sur Kickstarter en 2014, Tufankjian avait réuni tout l'argent nécessaire. Mais le plus bel aspect du projet est l'optimisme qui imprègne les récits des survivants arméniens.

Photos publiées avec l'aimable autorisation de Scout Tufankjian

 

Diana Markosian, "1915" (2015)

Le projet de Diana, sous la forme d'un ouvrage en ligne interactif, est l'histoire de trois Arméniens : Movses, Yepraksia et Mariam. Tous trois ont plus de cent ans, mais les souvenirs de leurs tentatives pour fuir les massacres continuent de les hanter. Tous trois sont originaires d'Arménie Occidentale, un territoire qui fait maintenant partie de la Turquie. Diana est partie à la recherche des villages d'origine de ses sujets et chacun d'eux avait formulé une petite demande : Movses voulait que l'artiste retrouvât son église, Mariam lui a demandé de lui rapporter un peu de terre et Yepraksia désirait que Diana retrouvât son frère aîné, qu'elle n'a pas vu depuis le génocide.

 

Les trois histoires sont encadrées par des photographies provenant des archives personnelles des héros, des télégrammes d'Henry Morgenthau, ambassadeur des États-Unis à Constantinople, des images de victimes et des coupures de presse de l'époque.

 Photos publiées avec l'aimable autorisation de Diana Markosian

Par Anna Arutiunova