Mégo porte le prénom de son grand-père paternel Mguerditch. Son nom de famille vient de Turquie, il signifie couturier ; un métier qui fit la fortune de ses ancêtres à Adana, la métropole de Cilicie au sud de la Turquie. « Mon grand-père faisait le commerce des soieries et était très fortuné, il avait des associés du Liban jusqu’en Inde. D’ailleurs, avant le génocide, mon père qui était alors nourrisson l’avait accompagné jusque là-bas », se souvient-il. Les Terzian d’Adana possédaient de vastes terres, des fermes et des chevaux. Ils ont réussi à avoir la vie sauve en gagnant le Liban via la Syrie, car le grand-père de Mégo connaissait du monde à Beyrouth. Pendant quatre générations, la famille a vécu sous le même toit dans le quartier de Gemmayzé à deux pas du centre-ville de la capitale libanaise.
« Mon père était couturier, il avait poursuivi le même métier que son père et possédait un magasin de trois étages dans le centre-ville de Beyrouth, rue Bchara al Khoury. Et puis il y a eu la guerre civile qui a éclaté en 1975, il a tout perdu, son magasin se situait en pleine ligne de front. »
« Je me souviens qu’en 1978, j’avais huit ans et je venais avec mon chien sur les ruines du magasin de mon père qu’il avait voulu rebâtir à tout prix. Mais quelques mois après, la guerre a repris et a à nouveau détruit tous ses projets. Il était désespéré, toutes ses tentatives de remettre sur pied ses affaires ont échoué, et ma mère qui ne travaillait pas a commencé à enseigner dans l’école des Jésuites à Achrafieh (est de Beyrouth) où nous étions scolarisés et dont le directeur était un Arménien, le père Sahag », rappelle Mégo.
Première communion de Mégo - au centre - entouré de ses parents et de ses frères et soeurs à Beyrouth au milieu des années 1970 © collection privée Mégo Terzian
Côté maternel, la famille vient du Sandjak (district) d’Alexandrette, cette région du littoral syrien annexée par la Turquie en 1939 avec l’aide de la France. « Mes grands-parents, comme la plupart des Arméniens du Sandjak, ont fui vers la Syrie, ils se sont installés à Damas, la capitale où Garabed Sumundjian (le grand-père maternel de Mégo) exerçait le métier de cuisinier.
Enfant de la guerre
Enfant de la guerre civile libanaise (1975-1990), il a été marqué par cette enfance sous les bombes aussi dans son parcours à MSF. Mégo, sa sœur Maral et son frère Ara ont connu une scolarité perturbée. Ils furent obligés à plusieurs reprises de quitter Beyrouth en plein hiver pour se réfugier dans la montagne où ils louaient une maison de vacances l’été.
Parfois, il reconnaît après coup avoir sous-estimé le danger dans les pays d’intervention de MSF, comme en Libye en mars 2015 où il a proposé une intervention.
« À Beyrouth, nous vivions pas loin de la ligne de démarcation. Il y avait des bombardements presque toutes les nuits ; on jouait au foot dans un petit terrain en face d’un grand immeuble (la tour Burdj el Murr) depuis laquelle un tireur embusqué avait pris pour habitude de tirer pour nous effrayer. On se cachait, on rigolait et on rejouait, un jour il a balancé une bombe, une de nos copines – qui était très jolie – a été blessée et a perdu un œil », se souvient Mégo, qui rajoute sur un ton presque résigné
« J’appartiens à une génération qui a connu la guerre de près ».
Lui, l’aîné de la fratrie de trois enfants, s’inscrit à la faculté de médecine de l’université libanaise. À la fin des années 1980, une grande partie du Liban se trouvait sous occupation syrienne. Mégo est séduit par le discours du général libanais Michel Aoun qui appelle à une guerre de libération nationale. Cette dernière est déclenchée en 1989, elle tourne rapidement à l’avantage des Syriens. Les parents de Mégo, qui craignent que leur fils soit arrêté, décident de l’envoyer poursuivre ses études à l’université d’Erevan en Arménie. Nous sommes en 1989, l’Arménie encore soviétique est engagée dans un processus de transition qui va la conduire à l’indépendance deux ans plus tard.
« J’ai vécu de l’intérieur toute cette période, je me souviens des années sombres, du manque d’électricité, du froid. »
S’il n’était pas actif dans le mouvement Karabagh, Mégo a quelques amis Arméniens du Liban qui, étudiants comme lui, sont partis sur le front combattre les Azéris. « Lorsque mes copains revenaient du front pour se reposer, nous nous réunissions et échangions sur la situation au Karabagh », se souvient Mégo.
Puis vient 1994. En mai, le cessez-le feu est signé entre Arméniens et Azéris, Mégo est alors en quatrième année de médecine et est approché par un médecin français de MSF qui le sollicite pour des missions de traduction au Karabagh. Le jeune homme saute sur l’occasion. « Avec mon passeport libanais, il m’était très difficile de me rendre au Karabagh, j’ai donc profité de cette mission humanitaire pour découvrir cette région. J’ai traduit des guides de protocoles médicaux à l’attention des médecins du Karabagh, nous distribuions sans compter des médicaments et expliquions leur usage. C’est là avec le recul que je me rends compte comment notre méthode de travail a évolué depuis… »
Mégo se souvient non sans nostalgie de ces journées passées dans des villages reculés du Karabagh, les armes venaient à peine de se taire. « Le matin nous allions visiter des villageois à 9h du matin, on y restait la journée : café, cognac et toasts de bienvenue se succédant. »
Les années passent. Mégo qui s’est marié avec une Arménienne d’Erevan, a obtenu un diplôme de pédiatrie. Il travaille comme médecin dans un hôpital pédiatrique à Arech, à côté d’Erebouni, dans la périphérie d’Erevan.
Parallèlement, il exerce dans une institution qui gardait des enfants des rues. « Les conditions étaient horribles, grâce à MSF nous avons réussi à obtenir des réformes avec succès pour faciliter l’assistance sociale et la réintégration dans la société de ces enfants. »
En opération en Afghanistan © DR
Plongé dans l’univers de l’humanitaire
À l'hôpital, il se brouille avec son supérieur à cause de sa fâcheuse tendance à payer de sa poche les médicaments que les mères démunies ne pouvaient se procurer. Son patron menace de le licencier. C'est alors qu'un expatrié de Médecins sans frontières lui propose une mission en Sierra Leone. « Je pensais partir quelques mois le temps que la tension retombe », se souvient-il. Il se retrouve dans un centre de nutrition en pleine brousse. Il y prend goût. Dans ce pays d'Afrique de l'Ouest ravagé par la guerre civile, le pédiatre travaille jour et nuit à sauver des vies.
Le virus de l'action humanitaire le saisit et ne le quitte plus.
Mais son véritable baptême du feu, il le fait au nord de l’Afghanistan dans une région reculée jouxtant le Tadjikistan. Cette seconde mission dure huit mois. Il est le seul Occidental, qui plus est le seul à sillonner cette région sauvage au volant d’un véhicule tout terrain. « Cela me mettait mal à l’aise, alors j’ai échangé mon 4x4 contre un cheval, je vivais comme au Moyen-âge ! ». Dès lors, après un bref retour à Erevan, il enchaîne les missions d’urgence, zones de guerres, zones de catastrophes, crise alimentaire vont être sa routine au Congo Démocratique, il sera médecin chef d’un service de pédiatrie en forêt, ira au Nigéria, au Libéria, en Côte d’Ivoire, au Pakistan, en Iran.
Infatigable, polyglotte, mais aussi pragmatique, ce médecin libanais d’origine arménienne s’adapte dans l’urgence.
Il prendra d’ailleurs en 2010 la direction des Urgences de MSF, un poste clé où il se fait remarquer par ses supérieurs comme sur le terrain pour son courage à mener les missions à bien. On lui doit notamment l’ouverture d’hôpitaux clandestins en Syrie dès le déclenchement de la guerre.
« Je me démarque de beaucoup d'Arméniens qui sont nationalistes et patriotes, cela ne veut pas dire que je ne m’intéresse pas à l’Arménie et que je ne suis pas fier de mes origines »
, explique-t-il prudemment. Que lui évoquent les images de l’exode massif des réfugiés syriens en Europe ? De la colère et de l’incompréhension. « Je me dis, heureusement que mon père décédé n’a pas vu ça, lui qui idéalisait la France ! Je ne comprends pas pourquoi ces mêmes Français qui ont sauvé mes ancêtres à Mussa Dagh il y a cent ans, se comportent de la sorte aujourd’hui », s’indigne-t-il.
Arrive-t-il à prendre du recul sur ce qu’il fait ? La réponse est oui. « Notre organisation est devenue avec le temps très professionnelle et la qualité des soins est calquée sur les standards européens. Nous faisons de la chirurgie spécialisée dans tous les terrains d’intervention, j’ai vu MSF grandir et devenir internationale et surtout notre section MSF France qui est toujours en avance, la preuve étant qu’ils ont été capables de mettre pour la première fois un non français à la tête de l’ONG. » Courageux mais aussi discret, Mégo Terzian ne court pas derrière les honneurs et les fastes. Dans sa tête, il est en mission permanente au siège de MSF… par loyauté. Lui qui affirme modestement « apprendre son métier tous les jours » a appris une chose essentielle pour réussir : accompagner les gens sur chaque terrain d’opération. Sans le savoir, il incarne cette meilleure part de l’humanité trop longtemps enfouie.
Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES