Hovsep et Nevarte Deyirmendjian

Hovsep et Nevarte Deyirmendjian

Hovsep Deyirmendjian aurait pu mener une brillante carrière d’avocat, de médecin ou de journaliste, si son existence n’avait été brutalement bouleversée par le cataclysme de 1915… Fils d’enseignant, petit-fils de meunier, Hovsep s’est reconstruit en France où, avec Nevarte, il eut quatre enfants qui ont servi la France dans leur domaine respectif : l’éducation, l’industrie, la culture ou la santé. Jacques, le deuxième de la fratrie, reçu à l’Ecole Polytechnique en 1964, a occupé différents niveaux de responsabilité jusqu’à celui de Directeur Général de Gaz de France, Délégué à l’International et a été notamment chargé des grandes négociations concernant les approvisionnements en gaz naturel du pays. Aujourd’hui, il sort de sa réserve non pas pour évoquer son parcours mais, d’un commun accord avec sa sœur et ses frères, pour honorer la mémoire de leurs parents, Hovsep et Nevarte.

Hovsep est né en 1910 à Ovadjik, gros bourg situé entre Izmit et Bardizag (Anatolie occidentale). Son père Agop était fils et petit-fils de meunier, les Deyirmendjian étaient les meuniers d’Ovadjik depuis plusieurs générations. Archalouïs Keumurdjian, sa mère, appartenait à une famille de sériciculteurs, propriétaire d’un important élevage de vers à soie. A 16 ans, Archalouïs épousa Agop, de 15 ans son aîné. Entre 1910 et 1915, ils eurent 4 enfants : Hovsep, Makroui, Noraïr et Artakine. La famille de Hovsep était appelée à mener une existence paisible autour du moulin familial….

 

               Scène familiale à proximité du moulin d’Ovadjik avant 1915© archives de la famille Deyirmendjian

Sur la route de Deir ez-Zor …

 

Quand le ciel noir du destin s’abat sur le Peuple Arménien, et sur la famille Deyirmendjian, le 9 juillet 1915 ; Hovsep l’aîné de la fratrie, n’a que cinq ans et demi. Ce jour-là des militaires et des policiers investissent Ovadjik. Ils donnent aux villageois peu de temps pour rassembler quelques affaires, avant de les pousser hors de chez eux, vers l’inconnu, pour ce qui sera une marche vers la mort. On leur fait prendre la route du sud et des mois durant, ils marchent, traversant villes et villages, Afion Karahisar, Konya … Là, Hovsep est séparé de ses parents et continue seul avec une de ses tantes jusqu’à Tchamli. Sur la route de Tarse, ils sont battus, volés par les Kurdes. On les dirige, toujours à pied, à Mersine, puis Adana où, miraculeusement, ils sont hébergés chez d’aimables compatriotes. Ce répit ne sera que de trois mois, ils sont à nouveau déportés avec ceux qui les ont hébergés. À Osmania, ils logent dans des tentes de fortune, ils subissent les coups et les brimades des Turcs. C’est là, quelques jours après leur arrivée, que la famille de Hovsep les rejoint. La chaleur est torride ; nombre de déportés périssent dans de terribles souffrances. On leur fait reprendre la route, épuisés par la maladie et l’extrême fatigue, à demi-morts. Hovsep assiste à d’insoutenables scènes. Un soldat ivre insulte sa grand-mère maternelle et lui tranche les mains. La marche vers l’enfer se poursuit, le convoi, de plus en plus décimé, arrive à Bab aux portes d’Alep. Les pieds nus et enflés, les survivants sont anéantis. C’est là qu’une des tantes de Hovsep, sa grand-mère et ses deux frères meurent devant ses yeux. Laissant derrière eux les cadavres, ils traversent Meskène où le sang arménien colore le sol ; assaillis de coups maintes fois, ils arrivent à Hamam pratiquement nus. Les vents violents de janvier 1916 et la famine, ont raison de la plupart du reste de la famille.

Mais, pour Hovsep, le jour le plus noir reste encore à venir : le 23 avril 1916, jour de Pâques, son père meurt devant lui. Il perd ainsi son « maître », alors qu’il n’a que 6 ans ! Hovsep continue sa route avec sa mère et sa sœur ; pour peu de temps, car sa mère se voit contrainte de donner Makroui à un nommé Hadji Kaddour de Bagdad, pour la sauver de la mort. Malgré d’intenses recherches faites plus tard depuis la France, la trace de Makroui est perdue définitivement.   

Mère et fils poursuivent leur calvaire en direction de Deir ez-Zor sur les sables brûlants maculés de sang arménien. Finalement, ils réussissent à revenir à Alep fin 1916. Tandis que Hovsep erre dans les recoins de la ville, sa mère devient bonne auprès d’une famille arabe.

      Hovsep,  à droite au premier rang à l'orphelinat d'Alep © archives de la famille Deyirmendjian

 

Vivre envers et contre tout

Puis quand la guerre prend fin, il est recueilli dans un orphelinat. Le 28 février 1919, une rafle d’enfants arméniens est organisée dans Alep. Les charrettes pleines d’enfants roulent vers une destination inconnue. Informée par son employeur arabe,  Archalouïs se lance dans les rues à la recherche de Hovsep et par miracle croise la charrette où il se trouve. Elle crie de toutes ses forces: « tsatkè Hovsep, tsatkè ! (saute Hovsep ! Saute!)». À la voix de sa mère, Hovsep saute, entraînant son ami Toros. Ils ont la vie sauve, mais Toros choqué, meurt quelques jours plus tard. Dès lors, Hovsep est ballotté d’un orphelinat à l’autre.

Dans la foulée Hovsep séjourne un an à Jérusalem, au monastère Sourp Hagop (Saint Jacques), puis revient à Alep et suit les cours de l’Ecole des Réfugiés Arméniens de Cilicie, Guiliguian, dont il sort diplômé le 30 août 1925.

Dans la vague des aides organisées par certains gouvernements occidentaux, l’opportunité de quitter la Syrie pour l’Amérique du Sud se présente aux Arméniens. Hovsep embarque à destination du Brésil. Le 3 janvier 1926, le navire accoste à Marseille. Hovsep, comme beaucoup d’autres, ne va pas plus loin, car le travail ne manque pas dans cette France saignée par quatre années de guerre.

L'école primaire Guiliguian à Alep en 2009, elle a été entièrement détruite depuis © archives de la famille Deyirmendjian

 

Il travaille le jour, et étudie le soir afin de réaliser son rêve de devenir médecin. Très vite, il comprend que c’est irréalisable. Hovsep n’est pas de ceux qui se laissent abattre. Il travaille au Pouzin (Ardèche) puis à l’usine de la soie de Décines, près de Lyon, mais en est licencié, avec d’autres Arméniens, pour avoir essayé de réunir des fonds pour l’Arménie. Le 22 novembre 1927, il  retourne travailler au Pouzin jusqu’en mars 1929 dans une fonderie tout en prenant des cours du soir pour apprendre le métier de tailleur de vêtements, l’une des formations avec cordonnier et coiffeur compatibles avec un travail de jour. Appliqué de nature, il réussit dans cet apprentissage et va parfaire sa formation pendant trois mois à Paris, où il obtient le « Diplôme de Coupe Tailleur ». Il finira par ouvrir son propre magasin au 191 cours Lafayette, dans le 6ème arrondissement de Lyon en juin 1929. Il n’a que 19 ans ! Son activité étant plutôt prospère, il participe à la vie de la communauté arménienne, aidant notamment pour les démarches administratives car à cette époque peu d’Arméniens parlent le français. Hovsep écrit des poésies et des nouvelles en arménien. En 1932, il fait venir d’Alep à Lyon, près de lui, sa mère Archalouïs.

Hovsep, debout les bras croisés, capitaine de l’équipe de football de Décines © archives de la famille Deyirmendjian

Au service de la France et des Arméniens

 « Au lieu de se laisser abattre par toutes les cruautés que lui avait réservées l’existence, notre père est allé de l’avant, pour renaître, construire, sans oublier le passé » souligne Jacques.

En 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir, Hovsep est secrétaire régional du Mouvement « pour la Défense des Mobilisables Arméniens et de leurs familles » qui réussit à faire incorporer de jeunes arméniens avec les mobilisables français de souche, et non dans des régiments étrangers placés en première ligne sur le champ de bataille. En 1938, il fait une période militaire. Dès la déclaration de guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939, il est mobilisé.

Hovsep – au premier rang - engagé dans l’armée française (1940) © archives de la famille Deyirmendjian

S’ensuivent de longs mois difficiles où son 144ème Régiment d’Artillerie Lourde est encerclé par les panzers allemands et fait prisonnier le 29 juin 1940 au Donon (Vosges). Hovsep est transféré à Trêves (Allemagne) au Stalag 12 D. Il étonne sa hiérarchie par son moral et son dynamisme, mais il est vrai qu’il a connu des situations beaucoup plus difficiles ! Il organise avec d’autres une filière d’évasion par rapatriement sanitaire, puis s’évade à son tour et rejoint Lyon le 4 juillet 1941. De retour, il coopère avec la Résistance.

Hovsep héberge et fournit du travail à une famille polonaise juive pendant deux ans. Après plusieurs tentatives, il fait libérer un Arménien en attente de transfert dans un camp nazi.

Par trois fois, son magasin reçoit la visite de la Gestapo et de la Milice Française. La traque est centrée sur les Juifs du quartier. Malgré les fouilles et les questions insistantes, les menaces reçues le pistolet sur le front, il ne livre aucune information et en est quitte pour une violente crise de nerfs. A l’une des visites, deux voisines juives sont dans l’arrière-boutique, mortes de peur ; elles garderont une reconnaissance sans borne envers Hovsep dont le courage leur a sauvé la vie.

En 1942, Hovsep épouse Nevarte Andonian, originaire de Bardizag et apprentie chez la culottière qu’il emploie.

           Hovsep et Nevarte en 1942 © archives de la famille Deyirmendjian

 

Comme lui, elle a une très belle voix, elle de soprano, lui de ténor. Ils sont naturalisés français en 1943, avec leur aînée Hamesdouhie-Jacqueline, née quelques mois plus tôt. La famille s’agrandit jusqu’en 1948 de trois fils, Jacques-Ara, René-Massis et Pierre-Noraïr, et ce sont quatre enfants que Hovsep et Nevarte élèvent dans le respect du pays qui les a accueillis, la France, tout en leur inculquant l’importance de leurs origines.

Pour Hovsep, ils sont le symbole d’une victoire ; toutes les racines n’ont pas été détruites pendant la tragédie du génocide, une branche de la famille renait.

Après la Libération, le 30 janvier 1945 Hovsep prend l’initiative de la création du Comité de Lyon et de sa Région de l’Association des Anciens Combattants de l’Armée Française d’Origine Arménienne qu’il préside, et le 25 février 1945, il lance un appel à la solidarité envers les anciens combattants et leurs familles. Une grande messe est organisée à Fourvière à la mémoire des combattants français et arméniens tombés au champ d’honneur pendant les deux grandes guerres. Parallèlement, il est actif au sein de l’Union Nationale Arménienne de Lyon et sa Région ; il préside le 16 septembre 1945 un meeting sur la question turco-arménienne.

Affiche de l'association des anciens combattants arméniens de l'armée française datant de 1946 © archives de la famille Deyirmendjian

 

Un père exigeant et profondément humaniste

Père exigeant, Hovsep a confiance en l’Ecole de la République. Il tient à ce que ses enfants fassent les études qui lui ont manqué.

« Etre bachelier, c’était le minimum. À l’un de nous, il dit un jour : si tu veux être cantonnier, tu seras un cantonnier bachelier ! Réussir ses études était le maître mot, car, disait-il, au contraire du capital matériel, le capital intellectuel est insaisissable et se transporte naturellement partout avec soi », se souvient Jacques.

La famille est laborieuse mais heureuse. Les enfants ressentent l’amour des parents, sont conscients de leurs difficultés, s’efforcent de leur faire plaisir. Quand, au 3èmeétage, 19 rue Robert à Lyon 6ème, la famille chante en chœur des airs d’opéra appris à force d’écoutes des disques de Caruso ou Chaliapine, on l’entend de loin.

Nevarte Hovsep, leurs quatre enfants :Hamesdouhie-Jacqueline, Jacques-Ara, René-Massis, Pierre-Noraïr et Archalouïs leur grand-mère © archives de la famille Deyirmendjian

 

Habité d’une philosophie profondément humaniste et de justice, les pensées de Hovsep sont toujours tournées vers le service du prochain. Avec son épouse Nevarte et quelques amis, il crée le Comité de Secours de la Croix Rouge Arménienne de Lyon. Pendant des années, ce comité, dont il est le Président, porte secours aux malades et aux défavorisés, qui, après avoir tout perdu en 1915, ont souffert de la Seconde Guerre Mondiale ; bien sûr, Hovsep et Nevarte sont là pour toutes les démarches administratives. Dans son magasin, on prépare des colis de Noël pour les nécessiteux et les personnes hospitalisées. On rend visite aux malades. Des fêtes sont organisées pour collecter de l’argent … pour aider. Toujours aider. L’arrière-boutique est fréquentée par de nombreux Arméniens comme lui rescapés du Génocide qui viennent raconter leur histoire et échanger des opinions sur les grands sujets du moment tout en sirotant le café oriental qu’on laisse « monter une fois ».

Dans les années 1950, naît le projet de construction d’une église à Lyon pour remplacer la salle située 69 rue Louis Blanc Lyon 6ème qui servait de lieu de culte. Là aussi, Hovsep fait partie du comité de pilotage du projet. Après son travail, le soir, il participe activement aux réunions. Grâce à une souscription populaire, le 26 juin 1954 débute la construction de cette église qui sera consacrée le 30 juin 1963 sous le nom de Sourp Hagop (Saint Jacques).

Nevarte et Hovsep en 1968 © archives de la famille Deyirmendjian

 

Constatant les luttes fratricides entre les différentes tendances de la communauté, le 29 avril 1959, il publie « Angakh midker, Azad khosker » (opinions indépendantes, paroles libres) où il plaide pour la fraternité entre les parties, l’abandon des luttes partisanes et l’action pour l’intérêt général. Jusqu’à la fin, il continue à participer aux activités de la communauté, avec  l’humanisme qui a été le ferment de sa vie. Malheureusement, la maladie l’emporte brutalement le 14 février 1971. « Jusque-là, nous n’avions pas de cimetière » dit Jacques. Archalouïs décède à son tour le 20 novembre 1975.

Une épouse et mère fidèle qui mène seule l’œuvre commune jusqu’à son terme

Fidèle à l’action menée main dans la main avec Hovsep, Nevarte reprend le flambeau de la Croix-Rouge. En particulier lors du terrible séisme du 7 décembre 1988, elle organise des parrainages pour les orphelins et poursuit cette action avec les membres du comité pendant plus de vingt ans. Parallèlement, elle participe à de nombreuses manifestations culturelles où elle chante les airs traditionnels arméniens (Grounk, Dele Yaman, Dzirani dzar, Giligia..) et la Prière de la Tosca, son air fétiche ; elle chante également la messe à l’église Saint Jacques de Lyon jusqu’à un âge avancé.

 

Bardizag un jardin public a remplacé le cimetière arménien. Photo prise en juin 2015 © archives de la famille Deyirmendjian

Nevarte a eu la joie de voir et serrer dans ses bras 7 petits-enfants et 4 arrière-petits-enfants, de les gâter de plats arméniens et leur raconter les histoires et chanter les chansons du patrimoine. Elle décède le 17 août 2014.

Hovsep a eu le bonheur de voir ses deux aînés accéder à la vie active après leurs études, et aussi ses deux derniers atteindre un stade avancé dans la carrière de leur choix. Il est parti avec la satisfaction d’avoir atteint le but qu’il s’était fixé avec Nevarte : donner une continuité à leurs racines en se dévouant pour que leurs enfants accèdent à une place honorable dans la société, et en contribuant du mieux possible à la vie de la Communauté arménienne de Lyon. Tous quatre, aujourd’hui septuagénaires ou presque, sont des européens convaincus ; ils continuent leur action au service du bien commun de leur pays et sont solidaires des Arméniens du monde entier. Ils sont les produits du dévouement et de l’amour de Hovsep et Nevarte Deyirmendjian, des exemples d’une intégration réussie au service de la France tout en conservant la marque de leur origine arménienne.

 

Ce qui reste du moulin familial d'Ovadjik cent ans après le génocide. Photo prise en juin 2015 © archives de la famille Deyirmendjian

Bardizag un jardin public a remplacé le cimetière arménien. Photo prise en juin 2015 © archives de la famille Deyirmendjian