logo
FERMERMenu
Yves Kernaleguen

Yves Kernaleguen

Ce 24 avril 2010, l’inauguration d’une plaque commémorative du génocide des Arméniens, apposée sur un menhir dans la commune de Beuzec-Cap-Sizun (Finistère), non loin de la pointe du Raz, a fait l’effet d’un déclic. C’est dans ce bout du monde, où l’océan fouette les rochers, qu’Yves Kernaleguen, accompagné de son père et de son oncle, fait la connaissance de Georges Kévorkian. Ce dernier, ancien ingénieur en chef au ministère de la Défense, reconverti en historien, n’est autre que le président depuis 2012 de l’association Menez Ararat, un symbole vivant de l’amitié arméno-bretonne. Grâce au travail qu’il a mené au moyen des archives de la Marine française, Yves a pu reconstituer les détails du déroulé des événements auxquels son grand-père a été mêlé.  
 

« Je n’ai jamais connu mon grand-père mais quand j’ai appris ce qu’il avait fait en Méditerranée orientale, sur un bâtiment de la Marine nationale en guerre face à l’Empire ottoman, en 1915, j’ai ressenti une immense fierté ». Petit-fils d’Eugène Kernaleguen, Yves est né bien après la mort de cet homme au caractère trempé et marqué par la dureté de la vie en mer. Un grand-père au visage sévère qu’il n’a appris à connaître que par bribes.

En Bretagne, les marins bretons mobilisés au cours de la Grande Guerre n’ont pas eu à cœur de raconter à leurs proches cette douloureuse période de leur jeunesse.

« Ils considéraient qu’ils avaient fait leur devoir, et ne cherchaient pas à se vanter de leurs faits d’armes »,

rappelle Yves. Comme tant d’autres, Eugène n’avait que très peu évoqué en famille ses années de guerre passées en Méditerranée orientale. Voulant retirer le drap de cette mémoire nébuleuse, Yves a entrepris de glisser un rayon de lumière sur cette ombre qui le sépare de son grand-père paternel. Car s’il ne s’intéresse pas à son destin, qui d’autres que lui assurera la transmission pour les générations futures ? Passionné d’histoire et de bateaux, Yves avait eu vent du rôle joué par la Marine française dans le sauvetage des Arméniens assiégés sur les hauteurs du Musa Dagh en septembre 1915. En dépit de ses connaissances encyclopédiques sur l’histoire de la Marine française, il ignorait cependant que son grand-père Eugène, fut mêlé avec d’autres marins bretons à l’héroïque opération de sauvetage.

Eugène Kernaleguen en uniforme de marin © collection privée Yves Kernaleguen

À bord du D’Estrées

Nous sommes en 1915. La France mène la guerre sur tous les fronts en Europe par terre, par air et sur les mers. En conflit avec l’Empire ottoman, allié, depuis fin octobre 1914, des Empires centraux (Allemagne et Autriche Hongrie), elle a détaché en février 1915 une flotte de guerre au large des côtes de la Méditerranée.

La troisième escadre de la flotte de combat française en  Méditerranée orientale est, depuis début septembre 1915, sous les ordres de l’amiral Darrieux qui vient  d’assurer l’intérim de l’amiral Dartige du Fournet appelé à  remplacer le vice-amiral Boué de la Peyrère à la tête de l’armée  navale de Méditerranée ; elle surveille les côtes à la frontière de l’Empire ottoman et de la Syrie avec pour objectif d’empêcher tout ravitaillement des ports ottomans.

À bord du croiseur D’Estrées le jeune matelot aide-gabier Eugène Kernaleguen vaque aux fonctions qui lui ont été consignées. Né le 26 mars 1894 dans le port de pêche de Douarnenez en Bretagne, ville irrémédiablement tournée vers la mer, ce jeune matelot fut enrôlé dans les rangs de « la Royale », le surnom donné à la Marine nationale, au moment où la guerre éclate. Issu d’une famille bretonne où l’on est marin pêcheur de père en fils depuis des siècles, sa vie est indissociable du monde de la mer. En charge de la manœuvre à bord du croiseur, il est affecté au pont, appelé à son tour à barrer le bateau, à faire des exercices de transmission par radio, de main d’œuvre de mouillage et d’embarcations sur les ports d’escale pour assurer le ravitaillement en vivres et en charbon. Au regard de la dureté des conditions de vie à bord (promiscuité et hygiène peu aisée), la traversée n’a rien d’une croisière romantique. Chaque embarcation comptant environ 800 à 1000 marins, la présence d’animaux de bétail pour garantir une nourriture de viande fraîche, l’eau rationnée et des rapports rudes entre les officiers et le reste des membres de l’équipage, ne simplifiaient pas la vie à bord.

Eugène Kernaleguen au premier rang au centre © collection privée Yves Kernaleguen

Trois jours et une éternité

Le 31 août, le croiseur de 1ère classe Guichen est amarré à Port Saïd, il atteint le bassin d’Alexandrette six jours plus tard. Le matin du 8 septembre, il est 6h30 du matin quand au large de l’embouchure du golfe d’Alexandrette, des guetteurs du bâtiment reconnaissent au sommet du massif montagneux de Musa Dagh des pavillons de la croix rouge et des drapeaux français brandis par des résistants arméniens, tandis que des coups de fusils dans la montagne se font entendre. Un chef arménien, Pierre Damlakian, est amené à bord du croiseur Desaix ; il est porteur d’une lettre sollicitant le secours des Français. À court de munitions, les Arméniens retranchés ne pourront tenir plus longtemps face aux assauts répétés des Turcs. Dès lors tout s’accélère. Un conseil de guerre se tient chez l’amiral Dartige du Fournet qui, averti par TSF, a rallié les lieux avec un autre croiseur la Jeanne d’Arc. Un corps de débarquement est désigné et envoyé à terre pour sécuriser la plage et prendre contact avec les civils. Pour les couvrir, les Français actionnent les canons des bâtiments qui tirent depuis le large afin de maintenir à distance les Turcs incapables de riposter avec leurs fusils. 

Pierre Damlakian © DR

Le 10 septembre l’opération de sauvetage commence. Le croiseur de 1ère classe Guichen, les croiseurs cuirassés Amiral Charner et Desaix, le croiseur de 3e classe D’Estrées, et le croiseur auxiliaire Foudre s’activent dans une course contre la montre et suivant une discipline parfaitement coordonnée, pour recueillir tour à tour entassés sur des radeaux de fortune, combattants, femmes, enfants, vieillards. Le jeune Eugène est débarqué sur la plage. Pendant 16 heures, il apporte du ravitaillement, participe à l’évacuation et au rassemblement des réfugiés, les conduisant à bon port sur des chaloupes.

Le 24 avril 2010, une plaque en mémoire du génocide des Arménien a été inaugurée par l'association arméno  bretonne Menez Ararat dans la commune de Beuzec Cap Sizun © DR

Arrivé le matin du 12 au large du Musa Dagh « par temps clapoteux », le D’Estrées sera le premier à repartir avec La Foudre. Il leur faudra 48 heures pour rejoindre Port Saïd.

Au terme de l’opération ce sont près de 4000 Arméniens qui ont pu être sauvés d’une mort certaine, répartis sur les différents bâtiments de l’escadre (croiseur cuirassé Amiral Charner : 347, croiseur cuirassé Desaix : 303, croiseur D’Estrées : 459, croiseur auxiliaire Foudre : 1042, croiseur Guichen : 1941). Notons que le corps d’un Arménien mort de ses blessures à bord du Desaix sera immergé, bâtiment stoppé, selon la tradition marine, et que le D’Estrées enregistrera à son bord, durant la traversée vers Port-Saïd, où seront débarqués les réfugiés, la naissance de trois bébés.

La tombe d'Eugène Kernaleguen au cimetière de Douarnenez © Yves Kernaleguen

Dans une lettre datée du 22 septembre 1915, adressée à l’amiral Darrieux, le lieutenant de vaisseau Jourdan de la Passadière, commandant le D’Estrées, demandera de récompenser une dizaine de matelots parmi lesquels Eugène Kernaleguen « pour avoir fait preuve de beaucoup de zèle et d’entrain et du plus grand dévouement lors de l’embarquement des réfugiés ».

Eugène n’en tirera pas gloire. Démobilisé à la fin de la guerre, il continuera son existence de marin pêcheur de Douarnenez. Naviguant sur des bateaux à voile, il fera souvent le voyage jusqu’au large des côtes de Mauritanie à plusieurs milliers de kilomètres pour aller pêcher la langouste. Toute sa vie, il gagnera son pain à la sueur de son front pour mourir un certain 24 avril 1956…

Ce récit a été authentifié par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES. La rédaction française de 100 LIVES remercie Georges Kévorkian pour ses éclairages historiques