Sensible et talentueux, l’artiste aime faire cohabiter le bois flotté, le diamant, l’or avec l’éclat d’obus et la rouille. Grand voyageur, Thierry a arpenté les montagnes d’Arménie d’où il a rapporté des éclats d’obsidienne, des pierres et matériaux divers délaissés par le temps qu’il a pris soin de redonner sens et vie à travers ses créations. Sa collection arménienne témoigne d’une rencontre solaire avec l’âme d’un peuple qu’il a appris à aimer sur le tard. C’est que l’artiste a à cœur de rapprocher des matières que tout oppose. Comme si toute harmonie n’était possible qu’au travers des extrêmes : l’ancien et le moderne, le sacré et le profane... Derrière chaque bijou il est une histoire qui se raconte, nous avons voulu entendre la sienne.
Tenant sa galerie rue François Miron en plein cœur de Paris, la porte de l’atelier de Thierry est grande ouverte à qui veut bien poser un regard furtif sur la richesse de l’univers qui l’habite. Mais qui est Thierry Vendome ? Né à Villemomble en 1964, son père Jean Vendôme, alias Ohan Tuhdarian, est gravé en lettres d’or dans les annales de la joaillerie française. Ce père pionnier du bijou contemporain au visage doux et grave qu’il admire tant et dont l’origine du talent demeure à ses yeux un mystère. Né à Lyon en 1930, Ohan avait commencé comme apprenti chez son oncle joailler Aram Der Haroutounian, il acquiert très tôt un savoir-faire et une technique irréprochable. A 17 ans il ouvrit son commerce à Montmartre, obtenant une dérogation de l’État parce que mineur.
"Mon père avait l’œil contemporain, il voulait dessiner des carrosseries d’automobiles. Quand il a commencé à fabriquer des bijoux pour les grandes enseignes, il répétait des formes qui l’ennuyaient terriblement."
Il finit par se lancer dans l’aventure en créant ses propres bijoux. Des formes révolutionnaires pour l'époque. Un pari risqué mais qui se traduisit très vite en un fulgurant succès. C’est à cette époque dans les années 1950 qu’il change de nom pour devenir Jean Vendome. Dix ans plus tard, il fait son entrée dans l’encyclopédie Larousse. Plus tard, il participe à la création du Yan’s club, ce lieu de rencontre bien connu des Arméniens de Paris et ses environs. Pourtant la vie n’a jamais été un long fleuve tranquille chez les Vendome-Tuhdarian.
En 1973 un terrible accident de voiture s’avéra désastreux pour Ohan qui perdit l’usage de ses jambes. Sept ans plus tard, un autre événement tragique bouleversera la famille lorsque leur boutique fut entièrement soufflée par une bombe vraisemblablement posée par des jeunes membres d’un groupe extrémiste arménien. Au désastre s’ajouta l’incompréhension. Ce 1er septembre 1980 Thierry devait commencer sa première journée d’apprenti; elle commença par une bombe. «Mon père était arrivé au sommet de sa gloire et tout est parti en fumée». Meurtris au plus profond de leur chair, les parents de Thierry tournent le dos à tout ce qui peut les ramener à leurs origines arméniennes.
«Ma mère Nelly est morte d’un cancer cinq ans plus tard. Pendant les derniers mois elle me demanda de mettre un disque, "Nanor" de Ganatchian avant de fondre en larmes».
Haïganouche la vaillante
Haïganouche der Haroutiounian, la mère de Haïgouhie était née à Sivas en 1877. Lorsqu’en juillet 1915 arrivent les ordres de déportation à Marzevan, tous les Arméniens de la ville ainsi que les élèves du collège Anatolia sont déportés ou tués. Si le mari de Haïganouche est emmené comme soldat, les 6 membres de la famille der Haroutiounian sont autorisés à rester vivants grâce à l’oncle Tsolag Dildilian, le frère de Haïganouche, seul photographe dans les environs. «Mon arrière-grand-mère était la seule à savoir tisser des tapis, on l’épargna donc voyant qu’elle pourrait leur être utile, il restait très peu d’artisans arméniens».
Sur une idée d’Haïganouche, ils décident de creuser dans la maison familiale une cachette souterraine pour y garder clandestinement trois jeunes déserteurs arméniens pensant que l’arrivée des Russes était imminente.
Une entreprise très risquée en ces heures sombres. De trois, le nombre de cachés passa à dix. Un nouvel arrêté des autorités ottomanes punissant de mort toute personne ayant caché des «déserteur arménien», accroît la tension, alors que le coût de la vie augmentait inexorablement…Pendant trois ans, malgré les difficultés, bravant la peur, elle tint son foyer. Elevant seule ses cinq enfants et vaquant aux besoins de ses dix «clandestins». Sur ces dix jeunes hommes, trois furent tués plus tard par les Turcs, un autre mourut en Grèce, les autres partirent pour l’Arménie orientale, la France et les États-Unis.
Contrainte de se convertir à l’islam, la famille va rester à Marzevan pendant toute la durée de la guerre.
«Ma grand-mère avait un très beau prénom musulman: Ménuré, ce qui signifie, celle qui donne la lumière». La fin de la guerre n’apporta pas la paix pour ces survivants arméniens. Les affrontements entre les partisans de Mustafa Kemal et les troupes grecques eurent des conséquences funestes dans cette région de Marzevan au peuplement mixte (Arméniens et Grecs pontiques). Aussi les exactions continuèrent avec leur lot de destruction. Conduits par le chef de milice, Topal Osman (1883-1923), les kémalistes lancèrent leurs hordes de tchétés (combattants irréguliers), brûlèrent les villages et massacrèrent la population grecque et arménienne. Marzevan ne fut pas épargnée, plus de 2000 Arméniens furent impitoyablement massacrés.
En 1922 l’arrière-grand-mère de Thierry, Haïganouche prit ses enfants Maritsa, Haïgouhie, Aram et Haïgazoun, qui s’illustra plus tard en France en grand coureur cycliste, l'aîné, Haïgouni, était mort à Marzevan de la grippe espagnole. Ensemble ils quittent définitivement Marzevan après le raid des tchétés du mois de juillet. Ils partirent pour Samson, louèrent un pied-à-terre et quitteront définitivement l’Asie Mineure en septembre 1922 avec les autres membres de la famille d’Haïganouche (ses frères, les Dildilian) et les enfants de l’orphelinat de Samson dont s’occupait son oncle Aram, le jeune frère de Haïganouche. Tout ce petit monde débarque au Pirée fin septembre 1922. Mais la misère endémique qui frappe la Grèce sortie exsangue de la guerre et faisant face à un incessant afflux de réfugiés d’Asie Mineure ne peut être qu’un refuge provisoire pour eux, ils poursuivront leur odyssée jusqu’à Marseille. C'est là que la famille se séparera, les Dildilian s’établiront aux États-Unis. Après avoir vécu dans le centre de la France, la famille Der Haroutiounian se regroupe à Épinay en banlieue parisienne.
«La Seconde Guerre mondiale venait d'éclater, ils avaient décidé que s’ils devaient à nouveau mourir, autant mourir tous ensemble» dit Thierry.
Thierry a été élevé par sa grand-mère Haïgouhie qui s’était entièrement consacrée à sa foi et à sa famille. Elle emmenait chaque dimanche son petit-fils à l’église pentecôtiste de Saint Denis, ne s’intéressait guère outre mesure aux créations de son fils Ohan, ne cherchait pas à fréquenter les Arméniens ni à s’investir dans la vie communautaire. Un jour qu’elle feuilletait un livre de cuisine arménienne elle posa le livre d’un geste las, s’exclamant: «la cuisine arménienne c’est pourtant simple: tu ouvres ton frigo et tu fais avec ce qu’il y a dedans !».
Et puis un jour, en 1990, Thierry qui, comme beaucoup de jeunes de sa génération, s’était entiché des caméras de vidéo, décida de filmer sa grand-mère paternelle. «Je voulais absolument l’enregistrer pour qu’elle nous raconte son enfance à Marzevan, qu’elle transmette sa mémoire». Elle lui montre alors d’anciennes photos en noir et blanc, commentant chaque visage. Puis, elle saisit des vieux carnets rédigés par sa sœur Maritsa. Elle commence à les lire à haute voix. C’est de l’arménien. Thierry continue de filmer, ne saisissant qu’à demi-mot le sens. La caméra tourne, sans qu’il s’en rende compte immédiatement, sa grand-mère vient de briser un tabou... celui de la conversion à l’islam de la famille.
Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES. La rédaction francophone de 100 LIVES adresse ses remerciements à Haïk der Haroutiounian, traducteur et éditeur de : « Une enfance à Marzevan » (Paris 2013), recueil de carnets rédigés par Maritsa Médaksian, la grand-tante de Thierry Vendome.