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Nare Karoyan

Nare Karoyan

La pianiste Nare Karoyan a grandi à Erevan, entourée d'art contemporain et de dizaines de disques vinyles. Cette ambiance à part, née de l'émergence de divers moyens d'expression, reste pour elle une inépuisable source d'énergie. Dans sa quête pour affiner ses talents artistiques, Nare a eu l'honneur de travailler avec des personnalités uniques comme Pascal Devoyon, Pierre-Laurent Aimard, Peter Eicher, Anthony Spiri et Gérard Buquet. Mais rien de tout cela n'aurait été possible sans Boghos Noubar Pacha - un riche Arménien qui racheta ses arrière-grands-parents orphelins à des Turcs et à des Kurdes lors du génocide arménien et leur procura une vie nouvelle. Nare nous raconte l'histoire de sa famille avec ses mots. 
 

Tel un potier qui enduit son broc, Boghos Noubar Pacha a donné forme à ma famille. Voilà pourquoi j'ai intitulé mon histoire "Noubarachen" ("construite par Noubar"). Je lui suis reconnaissante.

Le mur de la chambre en sous-sol, dans la maison de ma famille, est décoré d'une photographie en noir et blanc.

C'est une photo de mariage de mon arrière-grand-mère Altoun Antoyan et de mon arrière-grand-père Nazaret Karoyan, prise à Valence en France vers 1927. Les nouveaux mariés regardent attentivement l'objectif; ils ont récemment perdu de larges pans de leurs familles. Quelle sorte de gens étaient mes ancêtres ? Je l'ignore. Je ne les ai jamais rencontrés.

 

  
 

Altoun et Nazaret Karoyan

Ce que je sais, c'est que l'histoire de ma famille débute dans le village d'Habousi, dans le vilayet de Kharpert. Les Antoyan et les Karoyan étaient voisins et comptaient parmi les clans les plus influents du village. Les massacres décimèrent durement les deux familles, mais Altoun et Nazaret connurent un sort différent. Après avoir échappé de peu à la mort, les enfants furent sauvés par des Kurdes et des Turcs qui les cachèrent dans leurs celliers.

D'après la légende familiale, quelque temps après, un riche Arménien racheta les deux enfants à ces Turcs et à ces Kurdes et les confia à un orphelinat. Cet homme s'appelait Boghos Noubar Pacha.

Altoun et Nazaret passèrent les années suivantes dans divers orphelinats - tout d'abord l'orphelinat américain de Kharpert, puis ceux arméniens d'Alep et de Beyrouth. Bien plus tard, leur aspiration à une vie plus paisible et sûre les amena à prendre plusieurs décisions. A nouveau, leur sort fut lié à Boghos Noubar, dont la seconde patrie était la France. Les jeunes orphelins embarquèrent à bord d'un navire en partance pour Marseille. Etait-ce le même bateau que celui de Mayrig, le film d'Henri Verneuil ? Ce bateau qui conduisit la famille Zakarian à Marseille ? C'est possible.

 

                                                   
 

Plan du village d'Habousi

La petite ville française de Valence vit naître mon grand-père Jiraïr et son frère Kévork. Etaient-ils voués à devenir français ? Très probablement, mais leurs parents désiraient une terre où ils ne seraient pas des étrangers, où ils pourraient parler leur langue maternelle et élever leurs enfants dans la fierté d'une culture ancestrale.

Même si l'Arménie soviétique n'était pas leur patrie, ils prirent la décision d'entamer un long périple avec de nombreux voisins de leur village d'Habousi. Comme le bruit courait à bord du navire que la possession d'une Bible était prohibée - vu que l'Arménie était un pays soviétique - la Bible de la famille Karoyan fut jetée à la mer. Il s'avéra que les papiers de la famille se trouvaient à l'intérieur.

La famille et ses anciens voisins s'installèrent à Noubarachen, dans la banlieue d'Erevan, un quartier bâti par Boghos Noubar destiné à loger les familles de rapatriés. Ce fut le début de leur statut de "nouvel arrivant." Les "nouveaux immigrés" amenaient avec eux leurs coutumes anatoliennes - leur cuisine, leurs réunions de familles nombreuses et des éléments de leur langue mélodieuse qu'ils pratiquaient encore au quotidien. Peu après, la Seconde Guerre mondiale débuta et Nazaret fut enrôlé dans l'armée. Il fut ensuite porté "disparu."

 

                                                           
 

Nare Karoyan


 

J'ai souvent lu ou entendu parler du silence des survivants. Ils ne parlent pas du passé ; c'est pareil dans notre famille. Les histoires ne concernent que des destins individuels. S'il arrive que d'autres gens entendent ce genre de conversations, tout se passe comme si la personne parle de l'humanité en général. Or les vrais protagonistes sont depuis longtemps décédés.

Boghos Noubar est l'un d'eux. Le fait qu'il ait tout d'abord sauvé, puis relogé et redonné vie à notre famille en fait un saint et un ange gardien pour notre famille. C'est quelqu'un qui nous inspire par ses actions.

Il y a des années, j'ai eu une révélation : plus je m'éloignais physiquement de mes racines, plus mon grandissait mon intérêt pour elles. Plus j'en savais, plus je voulais apprendre. Mais comme je vivais très loin (j'étais étudiante en Allemagne), je ne savais même pas que mon père avait exploré l'histoire de la famille et fondé le Centre d'Art Contemporain Boghos Noubar à Noubarachen.

Dans un de ses ouvrages, Peter Balakian compare la mémoire à un tapis ancien dans lequel les motifs sont en partie nets et en partie ne tiennent qu'à un fil. Le reste étant troué. Cette image m'a éclairée sur l'importance de protéger les fils et sur nos trous de mémoire. Renforçant mon admiration pour la volonté de vivre de nos ancêtres et l'aide désintéressée de ces milliers de gens dont nous connaissons les actions - mais pas les noms. Parallèlement, mon regard se porte vers l'avenir, en remerciement.

Voir grâce à la mémoire

Résultat, j'ai intitulé le programme de mon concert "Gazing Through Memory" [Voir grâce à la mémoire]. C'est la mémoire, comme la photo de mariage de mes ancêtres, qui me regarde en face. La route de ma mémoire suit l'histoire de ma famille, de l'Anatolie à la Syrie et au Liban, puis en France et finalement en Arménie soviétique.

Willy Sarkissian « Pour Komitas », enregistrement sur scène, Centre artistique Kafesdjian, 29 avril 2015

Il y a quelques années en Allemagne, j'ai rencontré la compositrice turque Zeynep Gedizlioğlu. Très rapidement, nous nous sommes liées d'amitié. Quand j'ai été invitée à participer à une manifestation du PEN sur l'exil, organisée par la radio d'Allemagne de l'Ouest, Zeynep a composé pour moi une œuvre sur ce thème en lien avec la Turquie. Cette composition s'intitule Denge (Equilibre) - l'équilibre symbolique entre les histoires de nos deux peuples souligne les tonalités essentielles de l'œuvre. Denge m'a fascinée par sa résonnance orientale.

Ce n'est que l'an dernier que j'ai découvert que j'avais aussi des proches à Alep et au Liban. Cette information ne m'a laissé aucun répit jusqu'à ce que je tombe sur une composition de musique orientale, pour le piano, pouvant diriger le regard de ma mémoire vers l'Orient. Après des semaines de recherches, j'ai contacté le compositeur libanais Karim Haddad qui vit en France. Il m'a envoyé une petite composition intitulée 47 lat. Nord, 3 long. Ouest. Malgré l'approche contemporaine de la composition, il y a des sons d'instruments de percussion, avec des nuances improvisées de moughams arabes (musique populaire). Haddad vit en France et le titre de la composition reprend les coordonnées géographiques d'une île française. Pour moi, c'était un lien symbolique avec l'histoire de notre famille.

Trouver une œuvre pour le piano avec des racines syriennes était très difficile. Dans une dernière tentative désespérée, j'ai écrit au compositeur syrien Kareem Roustom, qui vit en Amérique. Il m'a répondu rapidement. En m'écrivant qu'il n'avait pas de compositions pour le piano, mais qu'il avait très envie de collaborer à mon travail et d'écrire quelque chose pour moi. En outre, Roustom m'a parlé de sa grand-mère, déposant de la nourriture sur le seuil de sa maison à l'attention des réfugiés arménien durant le génocide arménien. Tout ça m'a beaucoup touchée.

Quelques semaines plus tard, j'ai reçu une lettre - la composition "Oh people, leave me to my sorrows" [O mon peuple, laisse-moi à mes peines]. Une improvisation inspirée d'un chant de Sayed Darvish. Autre lien avec ma famille : l'Egyptien Darvish était un contemporain de Boghos Noubar.

J'ai poursuivi la cartographie musicale de l'histoire de ma famille. La France est représentée par la série Suite Française, qui se compose de danses nationales du 16ème siècle. Par sa quiétude et sa clarté occidentale, cette création occupe une place à part dans ce programme oriental, à la fois mélancolique et grave.

Et enfin l'Arménie. La musique arménienne est-elle possible sans Komitas ? Probablement pas. Les danses irrésistibles d'Erevan, celles hardies et masculines de Chouchi, celles mélodieuses de Vagharchapat - à la fois ardentes et compatissantes, arrangées par Willy Sarkissian. J'achève cet itinéraire musical par Dedicated to Komitas [Pour Komitas], une création d'Haroutioun Delalian, preuve que nous gardons vivant l'esprit de Komitas.

Il s'agit d'un reflet musical de ce monde disparu qui continue de projeter son ombre sur nous aujourd'hui. Cent ans après le génocide arménien, j'aimerais moi aussi suivre la route empruntée par ma famille... en musique.

Le projet Gazing through Memory est l'expression d'une profonde reconnaissance et est dédié à la mémoire de Boghos Noubar Pacha.

Photo de couverture : Nare Karoyan (par Markous Hoffman)

Ce récit a été authentifié par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES.