Historien, spécialiste du génocide des Arméniens, Raymond H. Kevorkian est l’ancien conservateur de la Bibliothèque Nubar à Paris et l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de l’Arménie. Invité au colloque consacré à l’histoire des relations arméno russes à l’Université de Lomonosof, en coopération avec la fondation pour le développement des études arméniennes "ANIV", qui se tiendra les 14 et 15 septembre, il nous fait part de sa vision sur les perspectives qu’offrent les études d’arménologie en Russie et en diaspora
Par Tigrane Yegavian
TY : Vous êtes l’un des plus grands historiens du génocide des Arméniens, votre ouvrage paru en France en 2006 fait figure de référence internationale. Parlez-nous de la nouvelle génération d’historiens qui arrive en diaspora arménienne. Qu’est ce qui la caractérise ? Quels sont ses principaux atouts mais aussi ses lacunes ?
RHK : Les études arméniennes sont en train de subir des mutations profondes. Longtemps, la philologie a été une matière dominante, sans doute du fait de l’héritage littéraire médiéval qui donne accès à des œuvres universelles perdues en partie ou en totalité dans leurs versions originales. L’histoire elle-même est en train de céder le pas à des matières comme l’anthropologie ou la sociologie, voire les sciences politiques. Autrement dit, il y a un fort recentrage des travaux de recherche sur les périodes contemporaines. Les nouvelles générations de chercheurs, en Arménie, comme en diaspora, sont prometteuses. Elles ont bénéficié des bases que notre génération a posées et d’un encadrement qui était inexistant à notre époque. Comme partout, une partie d’entre elles va se révéler productive et atteindre les standards internationaux, tandis qu’une autre restera dans le métier et fera une carrière plus administrative, sans produire grand chose. Des moyens importants ont été déployés, notamment aux États-Unis, pour créer des chaires d’études arméniennes : j’espère que ces investissements seront justifiés et les recrutements à la hauteur de nos ambitions.
Une société sans intellectuels, sans experts, est un peu comme un bateau auquel il manquerait une voile maîtresse : un rééquilibrage est en train de s’opérer au sein des sociétés arméniennes qui accordent dorénavant une juste place aux universitaires, à condition qu’ils aient l’expertise nécessaire et, je le répète, de véritables compétences.
TY : Vue de France nous sommes très mal informés sur l’état des études d’arménologie en Russie alors qu’il existe une tradition multiséculaire. Quel regard portez-vous sur la recherche dans les domaines de l’histoire et de la civilisation arménienne au sein de l'université russe ?
RHK : Durant l’époque soviétique, il y avait des échanges universitaires très denses entre le centre russophone et l’Arménie, dans toutes les spécialités des sciences humaines. Ces échanges se sont distendues durant la période de transition qui a vu le système de recherche soviétique imploser : il y a néanmoins quelques chercheurs d’origine arménienne qui travaillent dans des universités russes et, à ma connaissance, fort peu de Russes versés dans ces études. Il est probable que la dense diaspora arménienne de Russie va générer dans les années à venir une nouvelle génération de chercheurs, sans laquelle cette communauté perdra rapidement ses repères identitaires.
TY : La Russie abrite la première diaspora arménienne au monde, quelles sont vos attentes de ce colloque ?
RHK : La diaspora de Russie joue, nous le savons tous, un rôle socio-économique éminent pour l’Arménie, notamment par les transferts qu’elle assure, en direct, vers les familles d’Arménie. Autant que je puisse en juger, cette société prospère assez rapidement et pose les bases d’une organisation interne. Ce colloque contribuera sans aucun doute à réanimer les études arméniennes en Russie ; encouragera peut-être les instances universitaires russes à créer des chaires d’études arméniennes, ou encore à activer la dimension arménienne de la géopolitique du Caucase, qui intéresse au premier chef la Fédération de Russie. Il y aura probablement aussi un public qui va assister à ces sessions couvrant un vaste champ multidisciplinaire : des vocations peuvent en naître. Dans tous les cas, il faudra mettre en place une politique concertée de soutien à la recherche, en particulier pour les jeunes doctorants, ainsi que des rouages plus régulés favorisant la publication d’ouvrages en russe, par des maisons d’éditions moscovites connues et ayant une bonne diffusion à l’échelle de la Fédération, sur des thèmes arméniens.
TY : 100 LIVES et l’Aurora Prize sont partenaires de cet événement. En quoi selon vous ces initiatives accompagnent le travail des historiens et des chercheurs dans la diffusion des connaissances sur le génocide ?
RHK : C’est une bonne chose que la Fondation de Ruben Vardanyan soutienne le travail mené par la Fondation « Aniv » pour le développement et l’aide aux études arméniennes, qui a pris en charge la logistique et le financement de ce colloque. Ses responsables ont compris combien il était important de favoriser la recherche universitaire et ont noué des liens forts avec l’Université Lomonosov. Chaque institution possède une expertise et je me réjouis de la coopération qu’Aniv a instauré avec la Fondation Vardanyan qui reste à l’écoute des besoins de la société arménienne et qui sait faire preuve de créativité et d’exigence en matière de résultat
Avec l’Aurora Prize et l’initiative 100 LIVES, elle a montré la voie à suivre pour ouvrir au monde et universaliser les problèmes de la société arménienne. La qualité de ses dirigeants et de ses collaborateurs préfigure les initiatives à venir, une stratégie de communication innovante.
Soutenir un colloque qui est une première en Russie depuis une vingtaine d’année, au sein de la prestigieuse université Lomonosov, est une excellente chose. Cet événement permettra du reste d’évaluer le potentiel des chercheurs présents et peut laisser entrevoir des projets futurs dans ce domaine, des collaborations nouvelles, des choix dans les domaines à soutenir.