« Assis sur un petit tabouret à ses pieds pendant qu’elle s’affairait à ses gilets, j’écoutais avec intérêt ma grand-mère qui travaillait sur sa machine Singer. Je la regardais et surtout, je la questionnais sans cesse : son souvenir lointain d’Afion Karahissar avant 1915, l’image de sa maison natale, son périple vers Izmir, puis sa fuite mouvementée d’Izmir en septembre 1922 avec sa tante. Avec le recul, je réalise combien je suis privilégié d’avoir eu un lien à la fois essentiel et indéfectible avec cette génération de survivants ».
Dans sa mémoire d’enfant, les récits de sa grand-mère Aghavni ; seule parmi ses grand parents à lui avoir transmis son histoire personnelle, celle de la plupart des Arméniens rescapés, l’habitent encore aujourd’hui.
Le nom de Philippe Raffi Kalfayan est étroitement associé aux droits de l’Homme et la défense des opprimés. Entre 2001 et 2007, ce juriste, consultant, expert en droit international public, a occupé le poste de secrétaire général de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH). Il y joue un rôle depuis 1995 et il le conserve depuis. Il exerce le métier de juriste-consultant auprès de la Direction des Affaires Juridiques et des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe depuis 2003 mais également sur des dossiers plus confidentiels. Son engagement a aussi concerné l’Arménie dès 1995. Philippe R. Kalfayan est l’architecte discret de la création du barreau de la République d’Arménie et de son école de formation d’avocats. De 1998 à 2013, il a œuvré en tandem avec Me Ruben Sahakian, avocat pénaliste arménien, pour refonder la profession d’avocat et la rendre indépendante du pouvoir exécutif aux fins de mieux défendre les droits de l’Homme. Il est aujourd’hui chercheur doctorant au Centre de Recherche des Droits de l’Homme (CRDH) de l’Université Panthéon-Assas Paris.
Photo de famille prise en 1911 à Afion Karahissar, au centre la grand mère maternelle de la petite Aghavni (assise au milieu au premier rang) © Collection privée Raffi Kalfayan
Deux exils
Sur son histoire familiale, Raffi Kalfayan s’épanche peu. D’un naturel réservé il peut paraître intimidant. Mais lorsqu’on l’interroge sur l’histoire de sa grand-mère paternelle, la glace se brise et notre hôte se prête volontiers au jeu.
Aghavni Papazian, épouse Kalfayan, était née en 1910 à Afion Karahissar, ville située au cœur de l’Anatolie occidentale à mi-parcours entre Izmir et Ankara. Ses parents, Hagop et Takouhie, appartenaient à la bourgeoisie commerçante de la ville. Le couple avait eu cinq enfants (dont un adopté).
Au printemps 1915, les parents de la petite Aghavni alors âgée de cinq ans, sentent le danger poindre à l’horizon. Ils décident alors de confier la fillette à sa tante maternelle (qui s’appelait elle-aussi Aghavni) afin qu’elles aient la vie sauve. Les deux Aghavni devaient se rendre à Smyrne (l’actuelle Izmir) chez la grand-mère maternelle, Marie Mouradian. Mais au moment où elles arrivèrent à la gare d’Afyon Karahisar, des agents officiers essaient de les mettre dans un train qui emmenait des déportés arméniens vers l’Est, dans la direction opposée.
La grand-mère de la petite Aghavni avait un frère qui s’appelait Mihran Topalian. Ce grand oncle était un cadre dirigeant dans la compagnie de chemin de fer ottomane. Par chance pour les deux voyageuses, un employé de la gare d’Afyon Karahissar connaissait le lien de parenté qui les liait à Mihran Topalian. Il télégraphia à ce dernier pour obtenir des instructions et les fit embarquer dans un train pour Smyrne. Elles échappèrent ainsi à un funeste destin tandis que toute la famille restée à Afyon allait périr au cours du génocide.
Une fois la guerre finie en 1918, Aghavni avait pu revenir dans la maison familiale à Afyon Karahisar. « Un officier américain d’origine arménienne, le capitaine Hems, (de son vrai nom Hampartsoum) était présent sur les lieux, il était là pour dresser un constat des dommages. C’était la dernière fois qu’elle voyait la maison où elle était née, tous les biens ont été abandonnés » précise Raffi.
Aghavni et sa tante ont vécu les années de guerre à l’abri des déportations chez la grand-mère maternelle qui habitait à Izmir. « Ma grand-mère avait été dans une école arménienne chez les sœurs Hripsimiants où elle a appris l’arménien, le français qu’elle parlait sans accent ce qui est un fait rare pour quelqu’un de sa génération » indique Raffi.
Mais en septembre 1922, les nationalistes turcs mettent le feu à la ville pour vider sa population de sa composante arménienne et grecque. En proie à de nouveaux massacres, Aghavni alors âgée de 12 ans voit son destin basculer à nouveau dans la douleur. Elle perd sa grand-mère au milieu de la cohue et du tumulte. Et avec sa tante se jette à l’eau pour monter sur une barque. De là, elles sont repêchées par un navire italien qui les a déposé au Pirée. Quelques mois plus tard, elles sont parties en France. Satenig, une tante d’Aghavni était déjà installée à Arnouville au nord de Paris. Ce nouvel exil doublé d’un autre drame marquera à jamais la petite orpheline.
André, le père de Raffi, avec ses parents © Collection privée Raffi Kalfayan
Une vie consacrée à la défense des droits de l’Homme
Aghavni s’est mariée à l’âge de 19 ans avec Haïg Kalfayan de seize ans son aîné. Ce dernier était arrivé d’Istanbul en France en 1924. « C’est assez surprenant de voir que mon père est né pile neuf mois jour pour jour après leur mariage » constate Raffi.
Raffi a grandi à Paris et a passé beaucoup de temps chez ses grands-parents. « J’étais très curieux des histoires que me racontait ma grand-mère, j’avoue que je n’ai pas changé » reconnaît-il le sourire aux lèvres. « Et puis j’ai commencé à creuser ce sujet ». Au début des années 1970, l’adolescent Raffi est très actif au sein des associations de jeunesse arménienne de France. Il est membre de la troupe de danse Naïri et milite au sein de l’association Nor Seround (Nouvelle génération). Le militantisme prend le dessus. Le combat pour la reconnaissance politique du génocide, la quête de justice pour le peuple arménien, le poussent à poursuivre son engagement en parallèle à ses études supérieures et pendant toute sa vie professionnelle.
En 1983, il prend attache avec la FIDH en sa qualité de responsable d’un comité de défense de deux militants arméniens emprisonnés en Yougoslavie et présumés avoir attenté à la vie de l’ambassadeur de Turquie dans ce pays. Il anime une cellule de soutien juridique et politique à Belgrade pendant deux semaines. Cette expérience le marque. Quelques années plus tard, Raffi sollicite à nouveau la FIDH en 1989 car des pogroms ont été perpétrés en Azerbaïdjan contre des Arméniens. Mais c’est en 1995 qu’il situe son premier engagement officiel au sein de la FIDH.
« J’avais interpellé cette organisation pour la conduire à réaliser des missions d’observation judiciaire en République d’Arménie où se déroulaient les premiers procès politiques de la période d’indépendance post-soviétique. Je suis devenu par la suite le chargé de mission de la FIDH responsable de cette région du Sud-Caucase. Ma connaissance de la langue, du système judiciaire, le tissage de liens humains et un réseau relationnel m’ont permis en 1997 de constituer un noyau de militants et juristes arméniens qui formeront une ONG que je recommande d’affilier à la FIDH (ce qui sera chose faite en 1998) ». indique t-il.
Grâce à cette expérience en Arménie, il acquiert la connaissance des mécanismes de réflexion et de fonctionnement, à la fois apparents et cachés, des sociétés des nouveaux Etats issus de l’éclatement de l’Union soviétique.
Ce qui au départ ressemblait à un engagement militant purement axé sur les problématiques arméniennes, se mue progressivement en une prise de conscience.
Pour être véritablement en phase avec les enjeux actuels, il faut impérativement se décloisonner, s’ouvrir à d’autres causes.
Ce sera chose faite en 1999 lorsque la FIDH lui confie sa première mission d’enquête hors d’Arménie. Il s’agit de s’informer sur la situation des réfugiés en Serbie, et notamment des Roms, une conséquence des mouvements de populations ex-yougoslaves à l’occasion des guerres serbo-croates, serbo-bosniaques et serbo-kosovars. Dès lors, sa charge de mission s’étendra à tous les pays de la zone Europe Centrale et Orientale et de l’Asie Centrale.
« A cette époque, la FIDH n’a pas de secrétariat (« desk ») couvrant cette zone et son réseau régional de membres est limité. Je me suis donné pour objectif de développer le réseau des ONG affiliées, de développer une stratégie de présence et d’action de la FIDH, qui soit adaptée au profil particulier de ces pays, qui réponde à leurs besoins exprimés en termes d’assistance et d’appui, et enfin adresse les violations des droits et libertés qui sont les plus courantes au niveau régional ».
En 2001, le Bureau International de la FIDH consacre son engagement, son travail et ses résultats en le nommant Secrétaire Général Adjoint en charge de cette zone. Raffi en profite pour élargir son périmètre d’intervention. Outre la supervision des opérations de la FIDH, il introduit le champ des thématiques du droit dans ses missions. De sorte qu’en 2004 le Congrès mondial de la FIDH réuni à Quito (Equateur) l’élit Secrétaire Général pour un mandat de trois ans.
Grand voyageur, Raffi a réussi à faire la synthèse entre son origine arménienne, et la conscience politique liée au combat pour la justice d’une part et son parcours professionnel et académique de l’autre. Une fusion rendue possible grâce notamment à la richesse de ses rencontres humaines.
« C’est surtout la révélation qu’au cœur de mes combats et engagements, mon véritable moteur est le refus de l’injustice, de l’oppression, de la torture » souligne-t-il en justifiant les motivations de son engagement. Raffi a réalisé que l’injustice et l’impunité sont tout aussi présentes dans d’autres causes. Cette prise de conscience universaliste ne le lâche plus depuis.
Raffi avec sa grand mère Aghavni © collection privée Raffi Kalfayan
« Je me suis fait une promesse »
En 2003 sa grand-mère Aghavni est décédée. Raffi, qui l’a accompagné dans ses derniers moments de vie, prend conscience du poids incommensurable des sentiments refoulés qu’elle avait intériorisés, endurés, mais qu’elle n’avait jamais exprimés auparavant. « Tout ce manque affectif de toute sa famille disparue en 1915 a révélé la forme cruelle et insupportable du traumatisme causé sur les survivants du génocide. Ce jour-là je me suis fait une promesse : une telle souffrance devait absolument trouver justice et mon engagement personnel, philosophique est devenu inébranlable » affirme-t-il.
Ayant perdu son père trop tôt, Raffi a en quelque sorte joué le rôle du fils auprès de sa grand-mère. Il réalise alors, peut-être pour la première fois, combien le contact physique, émotif, psychologique avec une rescapée a été déterminant dans son parcours.
C’est une détermination farouche qui l’habite depuis, dans sa volonté de faire reconnaître les souffrances du passé. Une détermination d’autant plus noble que celle-ci est dénuée de toute haine ou ressentiment à l’égard des criminels et de ses héritiers qui persistent à le nier. Car selon lui la reconnaissance de culpabilité constitue « un moyen sans conteste de nous libérer d’un deuil impossible ».
Mais cet expert, qui depuis quelques années mène une bataille juridique pour les réparations, ne cache pas son inquiétude. « Je crains que les futures générations coupées de celles de 1915, fasse un jour table rase du passé » dit-il. Pourtant, « singulièrement, la Turquie semble fléchir au même moment. C’est pourquoi mon message est le suivant : il est important de ne pas faiblir maintenant et exiger que justice soit enfin rendue. « Le temps joue contre nous à la fois en raison de ce lien qui va se dissoudre, mais aussi en raison des implications sur le processus juridique et politique visant à obtenir justice ».