Patrice Djololian

Patrice Djololian

Son bureau derrière le comptoir de sa splendide pharmacie située dans le quartier des Champs Élysées a des allures d’archives nationales. Dans une grande armoire sont entassés des cartons emplis de photographies en noir et blanc, des correspondances jaunies par le temps, des documents d’identité datant de la première République arménienne, autant de papiers précieux soigneusement conservés à l’abri des regards indiscrets. Patrice Djololian est le gardien de l’histoire familiale. Cheveux blancs, regard doux et éveillé, il a fait partie avec son frère Eddy des fondateurs de la troupe de danse Navasart en 1967 et a dirigé l’Union Médicale arménienne de France. 
 

Ses yeux se mettent à pétiller lorsque l’on prononce le nom de Sirouni. « Sirouni, un nom que j’ai entendu depuis ma plus tendre enfance, et que mon père, Krikor Djololian, prononçait avec respect et admiration ».  De la même trempe qu’un Vahan Tekeyan ou encore qu’un Archag Tchobanian, le nom de Sirouni qui demeure hélas moins connu, figure dans le panthéon des lettres arméniennes.

Hagop Djololian, dit Sirouni, était né en 1890 à Adapazar (à l’ouest de l’actuelle Turquie) et est décédé à Bucarest en 1973. Il fut un écrivain aux visages multiples. À la fois, poète, conteur, critique littéraire, historien, intellectuel et publiciste. À lui seul, il a constitué une espèce d'institution vivante pour les Arméniens de Roumanie. Sa grande œuvre Bolis yev ir ter (Constantinople et son rôle), somme encyclopédique consacrée à l’histoire de la vie arménienne de 1839 jusqu’au génocide dans la capitale de l’Empire ottoman.

 

Hagop (Sirouni), debout, Haïk, à gauche et Krikor au premier plan avec leur mère Mariam, photo datant du début des années 1900. © Collection privée Patrice Djololian

 

Né dans une famille modeste il perd son père très tôt. Sans ressources, sa mère Mariam est obligée de partir pour trouver du travail à Istanbul. Elle fait venir ses trois fils d’Adapazar, l’aîné Hagop ayant deux frères : Haïk, né en 1893, et Krikor, né en 1897, le père de Patrice. Mariam s’épuise au travail afin de permettre à ses fils d’être scolarisés dans les meilleurs établissements. Ainsi, le futur Sirouni a fréquenté le prestigieux lycée arménien central ''Getronagan''. Au cours de ses années d’études, le jeune homme se lie d’amitié avec des grandes figures du milieu littéraire arménien de la capitale ottomane Missak Medzarents (1886-1908), le poète Vahram Thatoul (1887-1943) l'écrivain Kegham Barseghian (1883-1915) et le journaliste Chavarch Missakian (1884-1957). Sa carrière littéraire commence par la publication de  Crépuscule un  premier  recueil  de poèmes  écrits  dans  l'esthétique symboliste chère à cette génération ;  ses premiers poèmes remontent aux années 1905-1906. D’autres plaquettes suivront. En 1914, il publie « vers le temps du miracle » où Sirouni célèbre la Beauté et adhère à l'esthétique «néo-païenne » chère à son ami poète Daniel Varoujan (1884-1915). C’est d’ailleurs avec ce dernier qu’il publie l’Almanach Navasard (Nouvel an, Constantinople, 1914). Ce climat d’effervescence littéraire est néanmoins interrompu par l’entrée en guerre de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne et de l'Autriche Hongrie.

 

Sirouni, au début de sa carrière littéraire.© collection privée Patrice Djololian

Un destin brisé

Le 24 avril 1915 son nom figure sur la liste des intellectuels arméniens que la police turque arrête et déporte. Ses articles parus dans le journal Azadamart (qui deviendra après la guerre Djagadamart) font de lui une cible du pouvoir génocidaire Jeune Turc. Objet de suspicion par la police, Sirouni avait quelques années auparavant enduré l'épreuve des prisons ottomanes, sous le règne du Sultan Abdulhamid pendant quelques mois. Informé à temps de la rafle, Sirouni parvient à y échapper en se cachant. Il vit clandestinement à Istanbul hébergé par une famille grecque pendant toute la durée de la guerre. Son plus jeune frère Krikor, le père de Patrice, est déporté à sa place mais il réussira à revenir à Constantinople sain et sauf. « Il n’en parlait jamais » dit Patrice. Haïg, son oncle, le deuxième frère, était un jeune homme talentueux promis à une carrière sportive. Il fut l’une des victimes du génocide de 1915, assassiné alors qu’il se trouvait dans l’armée ottomane. À la fin de la guerre et  après plusieurs années de clandestinité, Sirouni sort de sa cachette en décembre 1918. Avec un comité d’intellectuels, il organise en 1919 la première commémoration du 24 avril à Istanbul. Durant la courte  période d'occupation alliée de la capitale ottomane qui va de 1919 à 1922, l'intelligentsia survivante croit pouvoir  retrouver les conditions  d'une vie intellectuelle normale dans l'Empire ottoman, Sirouni reprend ses activités littéraires, collabore avec la presse arménienne, publie articles, poèmes et s'intéresse au théâtre. 

 

Un exemplaire du quotidien Djagadamart paraissant à Istanbul et datant de 1921

Mais dès 1920 on le trouve à Salonique, puis en Bulgarie, finalement à Bucarest en Roumanie en 1922 où, au mois d'octobre 1923, il lance avec un petit cercle d’amis, écrivains ayant pu fuir la Turquie, la revue Navasard consacrée à la littérature et l'art. La certitude d’un impossible retour à Istanbul alimente chez lui la nostalgie d’un passé révolu.

En 1922, Sirouni s’installe définitivement à Bucarest où il poursuivra ses activités intellectuelles tant au service des Roumains que des Arméniens. Son amitié avec Nicola Iorga, un historien et homme politique roumain (1871 -1940) l’aide à diffuser et faire connaître la culture arménienne en Roumanie.

Très dynamique dans le monde intellectuel, il publie à la fois dans la presse roumaine et arménienne. "Mon oncle était très porté sur les langues et pendant la clandestinité à Istanbul écrivait des lettres et des articles en arménien mais avec des caractères cyrilliques pour éviter d’être repéré". Indique Patrice. 

Dans sa patrie d’adoption, Sirouni a enseigné dans une école arménienne à Bucarest. Il a recensé toutes les églises et couvent arméniens en Roumanie, une présence vieille de dix siècles.

C'est aussi en Roumanie que Sirouni a été l’enseignant du futur Catholicos Vasken 1er 

C’est toujours le même Sirouni qui décela le premier la vocation de son élève. Un jour il lui dit : « tu seras prêtre » Sirouni était en quelque sorte le maître à penser du Catholicos Vasken Ier qui vouait une vénération pour son ancien professeur. Les deux hommes se sont longuement fréquentés à Etchmiadzine, en Arménie, où Sirouni s’était rendu à cinq reprises  de 1965 à 1971 à l’invitation du Catholicos.

En 1944, Sirouni est arrêté sur dénonciation par les autorités soviétiques qui le déportent dix ans dans un goulag sibérien. « Il a même réussi à créer une bibliothèque dans le Goulag » se souvient Patrice.

 

Caricature célèbre de Sirouni © DR

« Mon oncle m’avait fait part du regret qu’il avait de ne pas avoir pu pendant ces dix années poursuivre son travail intellectuel, alors qu’il était en pleine possession de ses vitalités ». Se souvient-il.

Patrice est né en 1951, benjamin des trois frères Claude et Eddy. Il n’a pas connu sa grand-mère décédée à Paris, épuisée à l’âge de 56 ans en 1927. Il a grandi à Paris, fait ses classes au prestigieux lycée Henri IV. Krikor, son père avait gagné Paris en 1922 avec sa mère, tandis que son frère était à Bucarest. Les deux frères vécurent dès lors loin l’un de l’autre, mais continuèrent à correspondre.

« Je me rappelle comment mon père cherchait par tous les moyens à faire parvenir des collyres pour soigner les yeux de mon oncle ».  Se souvient Patrice.

Le photographe des Arméniens de France

Après la guerre, Krikor, qui fut arrêté et déporté à la place de son frère Hagop réussit à revenir à Constantinople. Il y dirigea alors une troupe de près d’un millier de scouts, ce qui lui vaudra une lettre de félicitations de Lord Baden Powell, le fondateur du scoutisme.

 

La lettre écrite par Baden Powell en 1921 à Krikor. © Collection privée Patrice Djololian

Il s’occupe également d’évènements sportifs et commence sa carrière de photographe. « Mon père, Krikor fut toujours très peu bavard sur leurs années de jeunesse, comme s’il avait tiré un voile noir sur cette période. Je ne connus les quelques détails de leur vie à cette époque qu’à-travers ce que ma mère m’avait raconté et quelques écrits que j’avais retrouvés » confie Patrice.

À Paris, Krikor ouvrit son studio de photographe sous le nom de studio Arax. Parallèlement à cette activité, il organisait, comme il le faisait à Istanbul, des compétitions sportives. Jusqu’à sa mort en 1975, il a photographié et immortalisé la plupart les évènements de la vie arménienne à Paris, comme par exemple l’enterrement du général Antranig, celui du Père Komitas, ou  ecnore la visite à Paris de l’écrivain autrichien auteur des Quarante jours de Mussa Dagh, Franz Werfel en 1936. Il sera également le spécialiste mondial des photos de culturistes. Arnold Schwarzenegger, Sean Connery, et tant d’autres ont posé devant son appareil photo.

"Ses photos se retrouvent aujourd’hui dans des musées en France, Immigration, Carnavalet, Nicéphore-Niepce, ou en Arménie au Musée du Génocide’

Ce n’est qu’en 1966, à Etchmiadzine en Arménie, 46 ans après leur séparation, qu’ils eurent l’occasion de se revoir. « Ce fut un grand moment d’émotion » dit-il.

 

Le Catholicos Vasken Ier, Krikor et Sirouni à Paris en 1970 à l'occasion du jubilée de l'écrivain.© collection privée Patrice Djololian

À la mort de Sirouni en 1973, Krikor se rendit aux obsèques de son frère à Bucarest. À son retour en France il avait ramené les mémoires manuscrites de Sirouni. Il avait réussi à les cacher alors que la police politique roumaine, la Securitate, s’était emparé de l’intégralité des documents qui se trouvent encore aujourd’hui dans les archives nationales roumaines. Patiemment, il recopia à la machine ce manuscrit. Malheureusement, il décède en 1975.

 

La carte d'adhérent de Krikor à l'union des scouts arméniens du Homenetmen datée du 5 juin 1919.© Collection privée Patrice Djololian

L’aventure d’un manuscrit 

Au cours de sa carrière de photographe, Krikor Djololian avait accumulé des milliers de photos consacrées à des reportages sur la vie française et la vie arménienne depuis les années 1920. « Je ressens comme un devoir de diffuser ces photos à-travers des expositions et des publications, tant par hommage au travail de mon père que pour leur valeur historique » dit Patrice. Ce n’est qu’en 2005, 30 ans après le décès de son père, que Patrice retrouve parmi d’autres archives les notes autobiographiques de Sirouni. N’ayant pas une connaissance parfaite de l’arménien écrit, il profite du passage à Paris d’un ami d’Arménie pour lui demander de parcourir ces écrits afin d’en avoir un aperçu. Cet ami, loin d’imaginer le contenu du document, le lit d’une traite en quatre heures, et c’est en larmes qu’il le finit. « Il me confirma ainsi la valeur historique et littéraire de ces mémoires ». C’est ainsi que Patrice a pris la décision de publier avec l’aide de ses frères Claude et Eddy.

Eddy et Patrice © Collection privée Patrice Djololian

« J’ai donc pris donc la décision de les publier, et avec l’aide de mes frères Claude et Eddy, ainsi que d’Hamlet Gasparian, l’ambassadeur d’Arménie en Roumanie, le livre a été édité à Erevan en 2006 ».

En sauvant les écrits de son oncle, Patrice a agi en digne héritier vis-à-vis des siens, il ignore sans doute que grâce à son geste, Sirouni et son frère Krikor, ont vécu de nouvelles retrouvailles ici-bas.  

Ce récit a été authentifié par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES

 

Photo de couverture les deux frères : Hagop (Sirouni) et Krikor © collection privée Patrice Djololian