Marc Nichanian

Marc Nichanian

Voici plus de trente ans qu’il philosophe en français, la langue de l'école, en arménien - cette langue survivante réappropriée de haute lutte - et en anglais acquis aux États-Unis. Philosophe, germanisant, Marc Nichanian est avant tout un « professeur itinérant » qui a enseigné la langue et la littérature arménienne à Paris, à Vienne, à Jérusalem, à Los Angeles, à New York, à Beyrouth, plus récemment à Istanbul. Il n’y a pas de contrainte de lieu pour cet homme qui a marqué tout un pan de l’histoire de la pensée arménienne en diaspora. Nous l’avons retrouvé dans la lumière éclatante de Lisbonne où il habite au milieu de ses livres.   
 

Professeur à Columbia University (NY) de 1995 à 2007 et naguère proche du philosophe français Jacques Derrida, Nichanian est rédacteur en chef de GAM, une revue d’analyse en langue arménienne qu’il a fondée en 1980. Il a notamment publié en français une magistrale étude consacrée aux écrivains arméniens contemporains du génocide, ceux qui narrent dans leur propre langue l'expérience de la Catastrophe et de l'exil.

On lui doit aussi une série d’ouvrages collectifs qui regroupent des travaux de critique littéraire et des traductions vers l’arménien de philosophes modernes et contemporains.

 

Marc Nichanian a notamment travaillé sur l'apparition du « natif », c'est-à-dire la genèse de la philologie humaniste. De son propre aveu, il dit se débattre (et continuera à le faire) avec le déni d'emblée spontané, qui cohabite avec le déni de soi, l'histoire personnelle du survivant. Dans un de ses ouvrages-clés (La perversion historiographique, paru en 2009), Nichanian expose les thèses dangereuses des négationnistes du génocide arménien et avertit le lecteur des pièges nombreux, que pose le fait de répondre aux négationnistes, au regard de la mémoire des victimes.
 

Marc Nichanian donnant une conférence à Montréal, mars 2016 © Vrej Armen Artinian

La culpabilité du survivant    

L’ancienne Césarée de Cappadoce (en turc Kayseri), est le berceau des Nichanian. C’est là qu’a vu le jour en 1900 son père, Parsegh, dans une famille où l’on est peintre à fresques de père en fils. Un de ses ancêtres aurait même été appelé au Palais du Sultan de Topkapi. En 1915, les deux oncles paternels de Marc se retrouvèrent dans l’armée ottomane, l’un médecin, le second pharmacien. La famille échappa ainsi à la déportation en se regroupant à Konya. Zaruhi, sa tante paternelle, s’était mariée à un Arménien d’Istanbul, Hagop der Hagopian, qui fonda à Paris une imprimerie bien connue du milieu intellectuel arménien de la capitale.      

 « Mon père avait hérité du talent de ses ancêtres.  Quand il est venu en France en 1920 à l’âge de vingt ans, il avait fréquenté un lycée agricole, puis s’est découvert un véritable talent de dessinateur architecte. Bien que non diplômé en architecture, il a construit un grand nombre de maisons dans le nord de Paris ». Dit-il admiratif.

 « Mon père est décédé en 1957 quand j’avais onze ans. "Il ne restait plus que ma mère et ma grand-mère pour nous élever, moi et mon frère" ». Originaire d’Amasya, en Anatolie septentrionale, elle s’appelait Pérouze Mahmurian, épouse Yepremian. Pendant de nombreuses années, Marc Nichanian a porté au doigt son alliance.

« Lorsque ma grand-mère est rentrée à l’hôpital et qu’elle a su qu’elle n’en sortirait pas vivante, elle m’a confié son alliance sur laquelle il y avait gravé le nom de son mari. C’était en 1977 ».

Pérouze s’était mariée en 1912 avec Hovhannès Yepremian. Originaire de Marzevan, ce dernier, probablement affilié au Parti Hentchak, avait vécu dix ans aux États-Unis entre 1900 et 1910.  En 1915, la famille fut déportée de Marzevan jusqu’à Sebastia (l’actuelle Sivas).

« Ma grand-mère avait une sœur qui s’appelait Victoria, mais on l’appelait Victor. Elle avait seize ans et durant la déportation, il s’est passé une chose très fréquente au cours de cette période : on l’a vendue au Kaïmakam de Sivas en échange de la survie de la famille ».

Marc prend le temps de méditer ce dramatique épisode de l’histoire familiale qui en dit long sur le sentiment de culpabilité qui ronge les rescapés.

« Pendant trois ans, Victoria s’était fait violer. Elle eut deux enfants de ce Kaïmakam tandis que sa sœur et le reste de la famille survivaient dans une étable à Sivas. Cela a duré jusqu’à la fin de la guerre en 1918. Victoria s’est enfuie avec sa mère pour Istanbul. De là, elle a réussi à partir pour les États-Unis où elle avait trouvé un mari arménien par correspondance».

L’histoire de Victoria, Marc l’a découverte dans les lettres échangées entre sa grand-mère et sa grand-tante, deux sœurs séparées par l’Atlantique. Pérouze, Hovhannès et leur fille Sylvie revinrent en 1919 à Marzevan où ils vécurent jusqu’en juillet 1921.

« Mon grand-père a été tué en juillet 1921 à Marzevan, lors du raid des milices tchétés conduites par Topal Osman, qui à cette époque visaient principalement les Grecs, mais qui n'ont pas oublié de massacrer les Arméniens au passage ». Se souvient Marc.

 « On avait enfermé les femmes et les enfants dans l’église que l’on s’apprêtait à brûler, ma mère avait pris une capsule de cyanure qu’on lui avait donnée pour qu’elle meurt plus facilement. Or il s'est passé que l’église n'a pas brûlé; ma mère qui entretemps avait avalé la capsule, ne devait pas dormir pour ne pas mourir. Pendant trois jours on l’a empêché de dormir C’est là la seule histoire dont ma mère pouvait parler ».

Après un silence, Marc poursuit.

« Sa vie s’est arrêtée ce jour-là. Elle n’a plus jamais grandi depuis. Pendant un an, elles ne pouvaient pas sortir de Marzevan. Elles ont gagné Istanbul 1922 puis, Alep en 1925.Ma grand-mère y avait une sœur plus âgée, de là elles ont gagné la France ».

Vers le milieu des années 1920, les entreprises françaises venaient au Levant recruter de la main d’œuvre ouvrière à tour de bras. À leur arrivée en France, mère et fille vécurent dans un village dans le sud. Après une étape à Saint-Chamond, elles s'installèrent à Paris en 1936.

                       Photo de famille prise à Alep en 1925 © Collection privée famille Nichanian

Une langue un destin

"Il n’y avait pas de livres chez nous. Les livres on les trouvaient chez mon oncle et ma tante, les Der Hagopian".

Marc apprit l’arménien à l’âge où l’on apprend à lire. Il se souvient de ce vieux professeur « avec une grande barbe » qui au lieu de lui enseigner la langue, lui parlait d’histoire arménienne et de cette Madame Chitouni, veuve d’écrivain, qui lui faisait faire des rédactions. 

Plus tard à l’âge de 20 ans, il a rouvert le dictionnaire. À cette époque Marc fréquentait l’union des étudiants arméniens d’Europe, dont quelques membres devinrent par la suite de brillants intellectuels en diaspora.

« Il y avait des étudiants originaires du Moyen Orient. Ils savaient magnifiquement l’arménien. Je me suis dit : pourquoi pas moi ? J’ai mis dix ans pour arriver à écrire l’arménien comme eux ».

Tandis que le quartier latin s’embrasait sous les jets de pavés de mai 68, l’étudiant en philosophie quitte le tumulte de la capitale et de son microcosme arménien pour Strasbourg où il travaille à sa thèse de doctorat. Difficile de conjuguer la philosophie, avec sa condition d’Arménien en France et qui plus est dans une ville de province loin de la communauté….

Dans cet exil intérieur, Marc a lu des années durant. Enormément. Au cours de cette retraite, il a noué des amitiés avec des êtres d’exception. C’est ainsi qu’en 1968 il fait la connaissance à Paris de l’écrivain Zareh Vorpuni. 

« Ce jour-là Vorpuni m’a dit très rapidement « tu écriras un jour sur moi » dans sa tête il était loin de penser que j’allais écrire en arménien… ». Se souvient-il, ému. 

Zareh Vorpuni (1902-1980) était issu de la génération dite de l’école de Paris. Parmi ces illustres pairs, il y avait Chahan Chahnour (1903-1974) et Nigoghos Sarafian (1905-1973). Des écrivains Arméniens nés peu avant le génocide, qui, débarqués en France au début des années 1920, créèrent une littérature de l’exil en contact avec l’altérité (le non-arménien). Mais le temps et la lente érosion du lectorat arménien, les firent tomber peu à peu dans l’oubli.

« Cette génération est étrange et passionnante à la fois pour cette raison ; ce sont des survivants, il n’y a personne après eux. Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’il y aurait quelqu’un après eux. Ils avaient arrêté pour la plupart d’écrire dans les années 1950. Nigoghos Sarafian était très découragé et ne publiait plus de recueils de poésie. Zareh Vorpuni n’arrivait plus à écrire de romans. C’est ma génération, celle des jeunes intellectuels arméniens du Liban qui leur a redonné vie. Sans eux, ils auraient été effacés de l’histoire »

reconnaît Marc, fasciné par cette aventure littéraire en diaspora tout comme la tentative de réponse au choc de l’altérité et la rencontre avec l’étranger.  « Vorpuni fut un des auteurs centraux de la diaspora » renchérit-il.

Marc Nichanian, entouré de l'écrivain Krikor Beledian et du pédagogue Harutiun Kurkdjian à Paris en septembre 2015.  A la fin des années 1960 ils étaient tous trois des membres actifs de l'Union des étudiants arméniens d'Europe © Raffi Adjemian

L’autre rencontre providentielle aura été celle avec Vahé Ochagan (1922-2000), un des grands noms de la littérature arménienne de la diaspora.

« Vahé était d’une grande bonté, il avait cette générosité des grands hommes qui s’émeuvent face à un débutant et l’encouragent, le stimulent ».

Vorpuni, Ochagan : deux pères spirituels et une filiation que Marc Nichanian assume pleinement. Lui qui a pour ainsi dire toujours vécu et écrit en diaspora, a lentement pris conscience que son lectorat se trouve dorénavant en Arménie. Sa prochaine étude portera sur les écrivains de la diaspora. Elle sera publiée à Erevan. Nichanian entend faire découvrir ces écrivains oubliés et méconnus en Arménie à la manière « de l’écho qui revient de la rive d’en face ». Ironie du sort, lui qui n’a pour ainsi dire jamais éprouvé le besoin de se raccrocher à ce pays, y a trouvé un cadre de réception pour son œuvre. Contre toute attente, c’est dans cette contrée lointaine que la transmission se fera...

Marc Nichanian avec l'écrivain Vahé Ochagan © collection privée MN

Retour sur la terre de ses parents

Depuis 2009, Marc Nichanian est invité chaque année à l’université de Sabanci d’Istanbul pour y partager son savoir, discuter de l’expérience de la Catastrophe, notamment dans la littérature arménienne. « Lorsque j’ai reçu cette invitation pour aller donner des cours et des conférences à Istanbul mon séjour au Liban prenant fin, j’ai accepté sans hésiter ». Dit-celui qui jusque-là, n’avait pas foulé la terre natale de ses parents.

Ce qui motive Marc  n’est pas d’aller à la rencontre de la communauté arménienne, mais bel et bien de se frotter avec les étudiants et les intellectuels turcs. Une épreuve, mais aussi un défi.

« La première année, mes étudiants - tous Turcs - étaient extraordinaires. Pour eux aussi c’était une épreuve de lire les textes sur le génocide arménien. Ils avaient du mal à avaler, ils lisaient des choses avec les yeux de leurs parents, de leurs professeurs, ce n’était pas facile pour eux non plus. Ces étudiants étaient formidables. Après les cours ils passaient me voir à mon bureau, ils se confessaient, exprimaient leurs doutes, leurs envies, je ne m’attendais absolument pas à cela venant de leur part. Pour la plupart nous avons gardé le contact ».

Venu en Turquie, avec une idée monolithique, Marc avoue avoir rencontré l’humanité.

« Je n’ai pas rencontré les Turcs mais leur propre humanité. Et eux même en ont fait l’expérience à mon contact ».

Aujourd’hui, le philosophe ne fait pas mystère de son inquiétude face à la dérive liberticide en cours.

Autour de notre table, la langue portugaise bourdonne, nous parlons en français de choses arméniennes et nos pensées sont à présent bien loin, égarées sur les rives du Bosphore. Marc Nichanian n’a pas besoin de fouler le sol de l’Arménie pour se sentir chez lui. Le savoir lui suffit comme patrie.

Photo de couverture © Karen Karslyan