Karine Arabian

Karine Arabian

Si son nom est associé à l’univers masculin de la création de souliers, Karine Arabian a plus d’une corde à son arc. En moins de quinze ans, elle est parvenue à faire de sa marque éponyme une référence dans la création de chaussures et d’accessoires pour femme, mais aussi à introduire l’Arménie dans l’univers du luxe. Pourtant, rien ne la prédestinait à remuer le passé et puiser dans son identité l’essence de ses créations. 
 

« Mon rapport à la mémoire est complexe »

Karine Arabian est née à Paris en 1967 dans une famille arménienne.  Elle a grandi à Villejuif en banlieue parisienne et connu la génération des rescapés de 1915.

« Le lien que j’avais avec ma grand-mère paternelle était comme censuré, jonché de non-dits et de pudeur. La souffrance n’était pas explicitement dite, mais elle était omniprésente » se souvient celle qui a longtemps associé l’arménité au renfermement sur soi et l’absence de toute forme d’épanouissement.

Comme tant d’autres petits arméniens de France de sa génération, Karine s’est ennuyée dans les bans de l’école arménienne hebdomadaire. Celle qui ne parlait pas français avant d’aller à l’école, peine aujourd’hui à aligner une phrase en arménien. Enfant, elle trouve chez ses grand parents maternels qui eux parlaient français, une indéniable volonté d’intégration.

« Sauf que leur complexe et le déni était encore pire, puisque mon grand-père n’a jamais raconté son histoire à personne », se permet-elle de préciser.

Fils d’une culottière, son père Serge, est tailleur. Du côté maternel, son grand père et son grand-oncle étaient bottiers. Le grand-oncle de sa mère, Jean-Hovannes Vanlian, avait même été à l’origine de la création du talon en plastique, qui remplaça celui en bois.

Funérailles d'un évêque dans la cour de l'église arménienne de Sivrihisar au début du XXe siècle. Mgrditch Arabian est au premier rang, une bougie à la main. © Collection privée Serge Arabian

Karine a grandi avec l’odeur du caoutchouc, de la colle et du cuir mais aussi et surtout du tissu ; elle était donc toute prédestinée à faire un métier déjà inscrit dans ses gènes. Alors que les enfants de son âge faisaient des dessins, la petite Karine dessinait des paysages sur du caoutchouc à l’aide de fers à chaussure et de son marteau.

« Bien des années plus tard, quand j’ai pénétré la première fois dans un atelier de chaussure ça été une intense émotion que de retrouver l’odeur de la colle, du plastique, du cuir ».

Avec le temps et les épreuves de la vie, Karine aimerait refaire le puzzle de l’histoire familiale.

« Au fil des années, je me suis rendue compte qu’en construisant sur du rien, ma mémoire n’arrivait pas à inscrire le peu que j’avais. Il m’était par exemple impossible de graver dans mon cerveau le nom du village de ma grand-mère. Tout cela me semblait abstrait. Mon rapport à la mémoire est complexe ». avoue-t-elle.

Mais Karine peut compter sur son père Serge, qui entreprend l’écriture de l’histoire de la famille. Petit garçon, Serge Arabian avait toujours une oreille qui traînait à travers les cloisons en bois de la maison où il a grandi à Gentilly, au sud de Paris.

« J’entendais les vieux parler, mais très rarement il était question du génocide » se souvient Serge. Et Karine d’ajouter : "c’est comme si pour continuer à vivre, ils ont effacé le passé au fur et à mesure".

Marie, la grand mère paternelle de Karine, entourée de ses parents Hovsep et Sultana Hovsepian. © Collection privée Serge Arabian

Sauvés par un baptême

Mgrditch Arabian, dit Merger, le grand-père paternel de Karine, était un cultivateur d’opium établi dans le village de Sivrihisar dans la région d’Afyon Karahisar au sud-ouest de l’Anatolie. Il devint par la suite chef de gare de la ville d’Eskisehir sur la ligne de chemin de fer reliant Izmir à Afyon Karahisar. Mgrditch s’était une première fois marié avec une fille de Sivrihisar. En 1915, elle et ses deux enfants se réfugièrent à Plovdiv en Bulgarie. Après le génocide, en 1921, Mgrditch se remaria avec une fille de 24 ans sa cadette originaire du village d’Usak. Toujours est-il que Mgrditch n’avait nullement divorcé de sa première épouse restée en Bulgarie. Un an plus tard, naissait à Izmir leur fils aîné Joseph. À cette époque, les Arméniens de la région fuyaient l’avancée des troupes kémalistes et la crainte de nouveaux massacres. La famille Arabian se trouvait alors à Izmir au cours de l’incendie de septembre 1922.

« Mon père avait un ami italien » dit Serge. « Les bateaux étaient complets, il n’en restait plus qu’un avec quelques places libres. C’était un bateau italien qui n’acceptait à son bord que des passagers de confession catholique. Pour pouvoir le prendre, mes parents ont baptisé leur fils qui n’avait que quelques semaines dans une église italienne de la ville et purent se procurer ainsi un certificat de baptême ».

Grâce à ce précieux sésame, ils purent se sauver.  Mais au moment d’embarquer, un Turc regarda les bottes de Mgrditch et lui ordonna de se déchausser s’il voulait monter. L’image de son grand père se déchaussant sur le quai glace d’effroi Karine.

  « Partir, laisser tout derrière soi, et se faire dépouiller de ses chaussures, c’est comme arracher ce lien indéfectible à la terre » dit-elle.

Sultana, entourée de deux de ses filles, Aghavni et Nvarte. © Collection privée Serge Arabian

D’après Karine, son grand-père paternel, qu’elle n’a pas connu, était un homme élégant, grand et mince. Contrairement à la majorité des réfugiés arméniens de cette époque, il parlait très bien le français et s’était fait une situation en travaillant pour l’American Express jusqu'à ce qu'il perde son travail suite à la crise de 1929.

« Il est décédé en 1949 alors que mon père n’avait que onze ans » indique-t-elle. Son grand-père n’assistait pas beaucoup sa grand-mère culottière qui faisait vivre la famille dans leur maisonnée de Gentilly.

Mgrditch quant à lui, travaillait au secrétariat de l’église arménienne de Paris.

« Il avait une très belle écriture et faisait office d’écrivain public. Ils jouissaient d’une certaine aura parmi les Arméniens de Paris qui venaient le voir pour obtenir des papiers auprès de la Préfecture de Police. Pendant l’occupation allemande, il délivrait même à ses compatriotes des « cartes d’aryens », attestant qu’ils n’étaient pas juifs » ajoute-t-elle.

Passeport arménien de Mgrditch délivré par la Légation arménienne à Athènes en 1922 © collection personnelle, Serge Arabian

 

« La mode m’a toujours fascinée »

Karine est l’aînée de la fratrie. Adolescente rebelle, elle est parvenue à imposer ses choix à coup de révolte et de heurts. Opposée à la volonté de son père de reprendre le commerce de prêt à porter, Karine se sentait différente, comme étrangère à son milieu.

« Je n’étais pas du tout dans les clous, je n’avais pas ce côté arménien sage, obéissant. Mes parents auraient préféré que je suive un parcours plus calme, j’étais destinée à reprendre l’affaire de la famille, mais j’avais d’autres ambitions, la plupart enfouies. Par contre la mode m’a toujours fascinée ».

La mode, mais aussi la création : deux passions qui lui servent de boussole. Ses parents, en bons Arméniens, lui ont transmis l’amour du travail bien fait.

Diplômée de l’école supérieure des arts et techniques de la mode et du studio Berçot, Karine présente ses premiers bijoux dans des salons de jeune créateurs. En 1993, elle est lauréate du Concours International de la Mode de Hyères en 1993. Elle est repérée par Swarovski qui lui demande de dessiner des lignes de bijoux en cristal.

« J’ai tout appris sur le tas, je n’y connaissais rien au début, c’était complètement absurde. J’ai réalisé mes premiers bijoux à l’aide d’un fer à souder et d’un chalumeau dans mon appartement ».  

En 1996, Karine rejoint Chanel sous la direction de Karl Lagerfeld pour qui elle crée des collections d’accessoires. Karine a évolué durant ces années en parallèle : d’un côté elle travaille pour ces grandes maisons, de l’autre son besoin farouche d’indépendance la pousse à réaliser ses propres créations.

                                        Chaussure de la collection Minérale DR

Une étape cruciale dans sa vie intervient en 1999. Cette année-là, au cours de l’été, elle entreprend en famille un voyage touristique en Arménie. Karine souhaite connaître ce pays de l’intérieur, et non comme une touriste. La française d’origine arménienne en sort bouleversée. Son armure se fond au contact de l’érosion des pierres. Un choc émotionnel profond. Karine, comme envoûtée par cette rencontre inattendue, veut entreprendre quelque chose avec cette terre à l’état brut qui crisse sous ses pas, ce roc des origines pur et sauvage. De ce séisme intérieur va surgir une intensité créatrice.

En Janvier 2000, son cousin la rejoint et ils fondent ensemble une maison de création de chaussures, de maroquinerie et d’accessoires. Situés dans le 9e arrondissement de Paris, son magasin et son atelier lui font franchir un cap décisif. Les bouts très arrondis de ses chaussures deviennent une marque de fabrique. Pourtant, ni elle, ni son cousin ne sont experts en chaussures, mais ils ont en commun l’héritage du savoir-faire familial.

                                                Bracelet de la collection Minérale DR

Valoriser l’Arménie

Karine rêve de faire travailler des artisans arméniens. « Après avoir réalisé que je ne pourrai rien faire avec les chaussures, j’ai fait le tour du Vernissage d’Erevan pour détecter les points forts de l’artisanat arménien ». Elle mûrit un projet en réfléchissant sur un moyen d’allier des matériaux tels la joaillerie du pays et le traditionnel savoir-faire arménien dans la taille de la pierre dure et la sculpture sur bois. Afin de trouver une harmonie entre le paysage montagneux arménien âpre et nu et l’univers du luxe qui est le sien, elle crée sa collection Minérale. Une façon de valoriser l’Arménie par ce qu’elle a de plus noble, tout en rendant à sa façon hommage au travail des bijoutiers et des tailleurs de pierre.

Mais très vite, Karine se confronte durement au réel, et doit composer avec un mode de fonctionnement aux antipodes de son univers. Au bout de quatre ans d’intense labeur jonchés de vicissitudes, sa collection voit le jour en 2003 : bagues, bracelets sac en bois à fermoir en agate et anses d’argent ; paire de sandale en chevreau…. Emblématique de sa vision de l’Arménie, la collection Minérale lui fait connaître ce pays en profondeur.

                                                          Karine et son père Serge DR

 « J’ai hérité du tissu de mon père et de la chaussure du côté de ma mère, elle-même fille de cordonnier», dit-elle fière.

En 2006, elle retourne en Arménie pour préparer un défilé de mode qui se tient en octobre à la Galerie nationale de peinture d’Erevan avec des vêtements et de ses créations réalisées dans le cadre de sa collection Minérale. Cet aller-retour résonne comme un écho à sa double culture française et arménienne. Il s’agit pour Karine de montrer l’élégance française en Arménie et les savoir-faire et la culture arménienne dans l’Hexagone. 

Un an plus tard, Karine est mobilisée dans le cadre de l’année de l’Arménie en France. Le musée de la Mode de Marseille lui demande de réaliser une exposition des plus ambitieuses. Pari tenu, mais à quel prix !  « Karine Arabian et les Arméniens de la mode, du XVIIe au XXIe siècle », cette rétrospective qui se tient de mai à septembre 2007, sera un franc succès mais Karine en sort laminée, à bout de forces.

 

           Affiche de l'exposition de Karine Arabian au Musée de la Mode de Marseille DR

Mais c’est aussi en fouillant dans les archives de sa famille, en approfondissant ses connaissances sur le rôle des Arméniens dans la route de la Soie, qu’elle se réconcilie avec la part d’ombre de son arménité. De là naîtra une prise de conscience de l’infinie richesse du monde qui sommeille en elle.

En assumant pleinement son arménité, Karine s'est libérée peu à peu du poids des non-dits, du passé familial douloureux. Plus question pour elle de subir la vie comme une fatalité. Karine entend reprendre les rênes de son destin. Devenue esclave de son travail, Karine Arabian avait fini par étouffer. Comme si son nom l’avait engloutie. Après une période difficile elle a coupé les ponts avec son cousin, mais aussi avec son nom, puisque la marque ne l’appartient plus.

Si aujourd’hui Karine Arabian n’est plus la même qu’hier, elle n’a pas dit son dernier mot et prépare son retour dans l’univers de la création. Elle peut compter pour cela sur le soutien de ses proches et de ses nombreux admirateurs, mais aussi sur son père Serge avec qui elle nourrit le même espoir de se rendre un jour en Turquie sur les traces de leur vie antérieure.