"Je n'ai pas l'intention de devenir un martyr"

"Je n'ai pas l'intention de devenir un martyr"

Cet obstétricien devenu chirurgien gynécologue apporte un soutien physique, psychologique et juridique à plus de 50 000 survivantes des violences sexuelles en RDC, tout en cherchant à traduire en justice les responsables. Le docteur Denis Mukwege a fondé l'hôpital Panzi, il a consacré sa vie à servir les autres. Il nous parle de sa volonté d’aller de l’avant et de briser le silence.
 

Devenir un médecin

J'avais 8 ans, je suivais mon père qui était pasteur. Il rendait visite à un enfant malade et priait pour cet enfant. Ce qui m'avait un tout petit peu choqué, c’est le fait qu’il avait prié pour l'enfant mais ne lui avait pas donné de médicament. Quand j'étais malade souvent, il priait, mais me donnait aussi des médicaments. Je lui ai posé la question : papa, pourquoi pour cet enfant tu pries, mais tu ne lui donne pas de médicament ? La réponse de mon père fut claire : "Je ne suis pas médecin". Alors, je lui ai dit : « Papa, je vais étudier la médecine. Je serai médecin pour donner les médicaments et toi tu vas prier ». Toute l’aventure a commencé ce jour-là.

 

                                 Denis Mukwege à l’hôpital Panzi Hospital, RDC

Le viol comme arme de guerre

Je pense que le viol comme arme de guerre n’est pas seulement une question africaine. Je pense que cela se passe aujourd’hui dans tous les conflits. Plus près de vous en Bosnie, le viol a été utilisé comme une arme de guerre pour humilier, déshumaniser la population dans l'ex-Yougoslavie. 

En Syrie aujourd’hui, c'est une grande préoccupation. J’ai pu rencontrer en Allemagne des femmes qui témoignent ce qu’elles ont subi dans les prisons, c’est l’horreur. Mais l’objectif consiste surtout à saper leur moral, les détruire psychologiquement. 

Je pourrais continuer encore. En Asie, en Amérique latine, dans les conflits, le viol est de plus en plus utilisé pour humilier l’adversaire, s’il faut l’appeler ainsi ou « l’ennemi » entre guillemets. Le viol est utilisé comme une arme tout simplement de destruction massive. 

 

Les femmes parlent

Il y a des choses qui se sont améliorées, mais malheureusement d'autres non. Il va de soi qu'aujourd'hui le nombre de viols a sensiblement diminué. Malheureusement, par une mauvaise prise en charge des anciens bourreaux, il y a une dissémination dans la société de ce mal ce qui est très négatif.  

Je crois qu’en ce qui concerne la lutte contre l’impunité, il y a eu quelques petites initiatives mais il n’y a pas eu vraiment un engagement fort pour pouvoir mettre un terme à cette tragédie.

Cela continue toujours. Dans ce combat très important contre l'impunité, nous avons vu quelques petites mesures prises, mais vraiment rien qui puisse sérieusement juguler cet horrible problème de l'impunité. 

Je crois que ceux qui utilisent le viol comme arme de guerre réussissent, puisqu’ils arrivent à imposer aux femmes le silence. Lorsqu’ils imposent le silence, ils peuvent continuer à détruire et personne ne peut se plaindre.  Un des grands résultats est que nous avons aujourd’hui des femmes qui brisent le silence et cela est vraiment un résultat très important que j’observe au Congo, mais nous devrons voir dans d’autres pays des femmes briser le silence.

 

                                      Denis Mukwege à Erevan, Arménie

Je vois au plan local beaucoup de femmes que j'ai soignées et qui ont décidé de faire des études de médecine, ou exercer le métier d’infirmière, travaillent à présent. Et quand je vois comment ces femmes prennent soin des autres victimes, c’est là un signe fort de la reconnaissance comme le fait Aurora Prize.  

Je crois que le fait de rompre le silence est un facteur très important dans la lutte contre la violence sexuelle. Il y a dix ans, même moi je n’étais pas en mesure de parler de cette question. Tout le monde voulait que je me taise.  Mais à présent les femmes peuvent venir et parler.

Sur les risques personnels et la vie en danger

La tragédie qui a eu lieu en 2012 était tout simplement la conséquence d’un discours que j’avais prononcé aux Nations Unies, où j’avais considéré que la communauté internationale ne faisait pas assez, que mon gouvernement ne fait pas assez pour protéger les femmes et pour lutter contre ce drame que connaissent les femmes qu’est le viol avec une violence extrême. Après ce discours, quand je suis revenu chez moi, non seulement mes enfants ont été pris en otage, mais également un de mes collaborateurs qui, quand on a voulu m’abattre, a voulu me protéger et la balle l’a atteint. Malheureusement, cette balle a été mortelle ; il m’a sauvé la vie et a perdu la sienne. Depuis ce jour, il était devenu impossible pour moi de continuer mon travail. Pour la première fois dans ma vie, j’ai décidé de ne plus poursuivre mon travail, j’ai quitté mon pays, ça été un grand changement. 

Mais quand je suis revenu au pays, la différence est qu’à présent je vis à l’hôpital, je n’ai plus une vie libre et normale. Je vis dans un enclos avec des barbelés. Je vis avec une protection rapprochée. Cela n’est pas une vie normale pour un médecin.

 

                              Denis Mukwege à Erevan, Arménie

Inspiration pour revenir et continuer

Quand j’ai pris la décision de quitter le pays, je croyais que cela était une bonne décision car je ne pouvais pas continuer à soumettre mon épouse, mes enfants à des drames que nous avions connus à la maison. Mais je crois que ma décision de revenir fait partie de la décision de continuer. Car étant à l’extérieur, les femmes que je prenais en charge ont constitué un comité, un groupe pour réclamer mon retour. Elles ont écrit une lettre sous forme de pétition qu’elles ont envoyé à mon président. 

Lorsqu’elles sont arrivées au bout de leur démarche, puisqu’elles avaient écrit au président, mais aussi au secrétaire général des Nations Unies sans obtenir réponse, c’est alors qu’elles ont commencé une action personnelle. Elle voulait le retour de leur médecin, prendre tout en charge que ce soit mon billet mais aussi ma sécurité. 

Et lorsqu’elles ont déposé pour la première fois le produit de la vente de leurs récoltes de fruits et de légumes, c’est quelque chose qui m’a profondément touché : voir des personnes qui n’ont pas un dollar pour vivre par jour, mais qui sont prêtes à tout donner pour que je revienne et aussi pour me protéger. J’ai réalisé en mettant dans la balance le poids de ma vie et le poids de leurs vies. Certainement que le poids de leur vie a pesé plus lourd et c’était très touchant et émouvant pour moi. Ma seule décision fut alors de revenir au pays.

 

 

                                Denis Mukwege Parlement européen 

 

Le mois passé en avril, mon collègue a été tué. C’est grâce à l'Union européenne, au Parlement belge, à la Fondation Panzi aux États-Unis, qui se sont mobilisés pour demander ma protection, que finalement les casques bleus ont pu revenir pour assurer la sécurité permanente à l’hôpital. Si je n'avais pas cette reconnaissance internationale, cela aurait été extrêmement difficile de continuer à travailler. Je n'ai aucune l'intention de devenir un martyr.

 

Nous devons tracer une ligne rouge et dire NON

J’aurais bien voulu que le monde comprenne que le drame des femmes dans les conflits. Que le monde puisse tracer une ligne rouge et que tout le monde puisse dire : « on ne peut pas faire cela sinon on sera mis au ban de la communauté internationale. Je crois que la chose la plus grave c’est violer quelqu’un, lui refuser son humanité. Nous ne devrions pas être indifférents à cela et nous savons tous à chaque fois que le monde a été indifférent, ce que cela a entraîné comme conséquences aussi bien avec le génocide arménien, le génocide juif et partout ailleurs on le monde a essayé de fermer les yeux et les oreilles, ça été toujours un drame. Mon rêve le plus grand est d’amener tous à dire un jour : « plus de viols pendant les conflits ». 

 

                   Denis Mukwege à la cérémonie de remise du Prix Aurora 2017

 

On a été capable d’arrêter les armes chimiques. Quand elles ont été utilisées une fois en Syrie, tout le monde a réagi ! On réagit pour les armes nucléaires, chimiques, biologiques, il faudrait réagir de la même façon face à l’usage du viol comme arme de guerre. C’est possible de le faire si nous avons cette volonté politique.