"Tout petit, j'entendais des histoires macabres, terribles. J'ai grandi avec cette thématique non résolue et ce qui nous a été arraché. Paradoxalement, cela a développé en moi un amour pour le sang qui coule en moi," déclare Diego Baloian, un jeune architecte qui construit un pont unissant trois générations du Chili vers l'Arménie.
Son arrière-grand-père, Antranig Baloian, naquit à Palou (à l'est de la Turquie actuelle), où sa famille possédait de vastes vignobles. Il dut son salut à un officier turc, chargé d'organiser les massacres dans cette région, qui le prit comme esclave dans l'idée de le turciser, lui donnant même le nom d'Ali. Puis il fut contraint de marcher, ainsi que ses trois frères, dans les "caravanes de mort," dans le désert de Deir-es-Zor. Les aînés parvinrent à s'échapper, mais le benjamin, âgé de trois ans, ne put courir suffisamment vite pour les rejoindre. Les trois frères traversèrent le désert et arrivèrent à Alep. "Mon papa survécut en mangeant des herbages," précise Nazaret (dénommé Nacho), le fils d'Antranig et le grand-père de Diego. "Il fut témoin des massacres, des viols et autres atrocités. Il nous racontait à quel point les Turcs étaient sanguinaires, capables de toutes ces horreurs et comment les Arméniens furent victimes d'un génocide sur leur propre terre. Jusqu'à ses derniers jours, il s'est demandé quel fut le sort de son plus jeune frère."
Lors des premiers massacres hamidiens (1894-1896), un oncle d'Antranig s'était enfui en Syrie et ce fut lui qui les aida à s'installer dans ce pays, où ils vécurent deux ans. Comme la famille de son oncle avait émigré au Chili, ils décidèrent eux aussi de tenter leur chance. Après un long voyage, dont la traversée de la Cordillère des Andes, tel l'exploit du général San Martín, les Baloian arrivèrent à Puerto Montt. Cinq ans plus tard, ils s'établirent dans la capitale, Santiago.
Communauté arménienne du Chili à l'aéroport de Santiago. A gauche, Antranig Baloian, 1964. Collection privée de la famille Baloian.
La majorité des réfugiés arméniens qui arrivaient en Amérique du Sud s'établirent à Buenos Aires ou à Montevideo et les Baloian furent parmi les premiers Arméniens à arriver au Chili.
"Ceux qui traversèrent la Cordillère furent les moins, ou les plus courageux," plaisante Nacho.
A 20 ans, Antranig désirait se marier avec une Arménienne. À une époque où internet n'existait pas, encore moins les réseaux sociaux, il écrivit une lettre à sa tante qui était arrivée de Syrie au Chili, en lui demandant si elle connaissait une candidate. Elle répondit en lui envoyant la photo d'une jeune fille dont Antranig s'éprit de suite. Dans la semaine qui suivit son arrivée, ils se marièrent. C'était Verjin Tosunian Terzibashian, une jeune fille d'Ourfa qui réussit à échapper à l'extermination, admise ensuite dans un orphelinat du Near East Relief, en Syrie.
Nacho et Diego Baloian - Santiago, 2015 - "Mon grand-père est mon meilleur ami," déclare Diego. © Collection privée de la famille Baloian.
Nouvel horizon
Une fois à Santiago, les trois frères s'associèrent et travaillèrent dans le secteur textile. Ils se consacrèrent tout d'abord à la vente-achat, puis ils réussirent à acheter une machine afin de fabriquer eux-mêmes leur production. Sur cette terre nouvelle naquirent leurs trois fils, qui reçurent une éducation arménienne. "Je ne suis pas Chilien, je suis Arménien. Nous nous définissons 'Arméniens nés au Chili'", explique Nacho.
Dans les années 1930, la crise frappa fort, mais ils s'en sortirent. "Mes parents travaillaient jour et nuit. Papa disait : "Un Arménien ne doit jamais avoir de dettes" et c'est comme ça qu'ils sont sortis de cette crise. C'était quelqu'un d'ambitieux et travailleur. Cette persévérance est typique de quelqu'un qui a échappé à un génocide," ajoute-t-il en croisant ses mains ridées par le temps.
Ce travail porta ses fruits et les Baloian devinrent des entrepreneurs à succès, propriétaires d’une grande manufacture au sein de laquelle Antranig établit une salle où il installa un autel pour célébrer l'office arménien. "Il était athée, il se demandait "Où était Dieu lorsqu'ils massacraient les Arméniens ?", tout en reconnaissant le rôle culturel de notre Eglise," rappelle Nacho.
L'autel arménien dans la manufacture d'Antranig. Ses fils Simón (à gauche) et Nacho (à droite). Santiago, 1941 Photo © Collection privée de la famille Baloian
L'amour de la patrie et la nostalgie de la terre perdue incitèrent Antranig à fonder une nouvelle Arménie et abattre ainsi les 15 000 kilomètres qui séparent la région de la Cordillère de Mayr Hayastán. A cette époque, le Chili accueillit une vague d'immigrants venus du Vieux Continent, que le gouvernement installa dans le Stade national. "Papa partit à la recherche des Arméniens et les ramena à la maison. Le salon était empli de matelas. Il les logeait là et leur donnait du travail à la manufacture," relate Nacho avec orgueil. Son frère Simón poursuit : "Je laissais souvent mon lit pour qu'ils puissent dormir !" C'est ainsi qu'Antranig devint le grand parrain des Arméniens nouvellement arrivés, les aidant à entamer une nouvelle vie. Aujourd'hui, un des salons du "Hay Doun" (Maison des Arméniens), siège de la Communauté arménienne locale, porte son nom, il immortalise l’œuvre désintéressée qu'il déploya. L'aide qu'apporta Antranig au Chili va de pair avec la solidarité et la générosité dont il fit preuve, sa vie durant. Fuyant les massacres et traversant le désert, chacun des frères portait avec lui une pièce d'or. Sur leur route ils croisèrent un Arménien qui tentait lui aussi de survivre et qui ne possédait rien. Antranig sortit sa pièce et la lui donna.
Photo : 4 générations : De gauche à droite - Antranig, Nacho, Andrès et Diego Baloian dans ses bras. Santiago, 1988 © Collection privée de la famille Baloian
Troisième génération
L'arrière-petit-fils d'Antranig, Diego, est celui qui a repris à ce jour le flambeau de la famille. De mère basque et de père arménien, il déclare avoir grandi dans un univers totalement arménien et éprouver un enracinement pour ce pays lointain qu'il ne connaît pas encore. Il rêve d'accomplir bientôt sa mission en découvrant la terre de ses ancêtres. Porteur de cette blessure apparemment cicatrisée, il poursuit l'héritage de ses aïeux. "Ce combat est devenu mon moteur, cette cause nous réunit tous. Notre tâche est de maintenir vivant le souvenir et la dignité de ceux qui ont souffert," dit-il avec conviction. Il fait partie actuellement d'un groupe de jeunes qui continuent l'œuvre entamée par leurs grands-parents, avec pour objectif de maintenir vivante la flamme de l'Arménité.
Loin de cultiver des idées de revanche, il assume une vision positive, novatrice et reconnaît la grande valeur d'une culture arménienne millénaire : "Je pense que le moment est venu de tourner la page. Bien qu'on ne pourra jamais réparer ce qui s'est passé ou qu'on le reconnaisse, il faut commencer à valoriser davantage l'Arménien, par-delà la tragédie ; nous ne sommes pas que souffrance." Diego propose d'apprendre à se colleter à l'histoire et à relever de nouveaux défis, sans oublier ce qui s'est passé : "Mon grand-père et mon arrière-grand-père ont dû vivre autrement. Ce qui, par conséquent, nous conditionne nous aussi, mais avec notre façon de penser, en espérant parvenir à une réconciliation, en dépassant la haine."
Ce récit a été authentifié par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES.