Denis Donikian

Denis Donikian

A 72 ans  et  riche d’une œuvre féconde à contre-courant des poncifs en vogue, Denis Donikian a l’Arménie dans la peau. 
 

«Vidures», son dernier roman (traduit en arménien avec le titre non moins suggestif d’Akhpastan), dépeint un pays misérable jonchée d'immondices et livré à l’arbitraire d’un pouvoir corrompu. Primé en France par le festival de Chambéry de 2013, ce cri d'amour âpre et violent avait pourtant choqué plus d'un lecteur en Arménie.

Pourtant, réduire sa prose au pamphlet reviendrait à faire l'impasse sur l'étonnante diversité d'une œuvre singulière qui dérange, amuse, agace et émeut. Une œuvre qui, à l’image de cet artiste de la diaspora, a pour fil conducteur la fragmentation. Fils de rescapés du génocide, Denis Donikian a trouvé refuge dans la langue de Molière. Un terreau fertile sur lequel il s’est frotté à tous les genres possibles et imaginables - poésie, essai, roman, nouvelle, traduction, aphorisme. Comme si ces moyens d’expression ne suffisaient pas, il s’est fait peintre, sculpteur et plasticien. «Être apatride, c’est voir en soi éclater l’impureté de sa condition», écrivait Clément Greenberg, critique d’art new-yorkais. Rencontrer Denis Donikian, c’est se pencher sur un immense puzzle défait. Ensemble, nous avons tenté de recueillir quelques fragments d'une mémoire à l'état de braise.

Le génocide et son silence                                                                                          

Denis Donabed Donikian est né le 19 mai 1942 à Vienne il est le benjamin d’une fratrie de trois enfants. Originaires de Malatia, sa mère Takouhi (née en 1906) et son père Iskander Donikian (né Kéchichian, en 1904), se sont mariés très tôt, dans les années qui ont suivi le génocide. Mais c’est à Vienne qu’il a grandi. Dans cette petite ville proche de Lyon, il passe son enfance dans le Kemp, une ancienne usine d’armement désaffectée où loge une main-d’œuvre constituée de rescapés du génocide.

Comme au pays, une vie s’est reconstruite autour des entreprises de textile et des bâtiments industriels. Tous les soirs, ses parents se retrouvent avec leurs compatriotes de Malatia pour de longues veillées. En présence des enfants, les adultes se gardent bien d'évoquer explicitement un passé traumatisant. Aussi, c’est le langage codé qui prime.             

«On ne parlait pas du génocide, seulement par bribes. Mes parents se contentaient de prononcer le mot «aksor» (exil) ou bien ils parlaient en turc pour qu’on ne les comprennent pas. Petit garçon, il m’arrivait de m'endormir sur les cuisses de ma mère» se souvient-il. Et d’ajouter, «On peut dire que c’est dans cet état de somnolence, de manière inconsciente, que j’ai ingurgité leurs récits». Un beau jour, la maman de Denis branche le poste de radio sur les ondes de la voix de la Turquie. Elle lui dit: «ils nous ont fait du mal, mais j’aime bien leur musique».

L'enfant commence à capter des choses, à  entrevoir l’ampleur du désastre advenu. «Mon inconscient a été formaté par des non-dits», renchérit-il.  


 

Le Kemp à Vienne

Sauvés par un juste

Curieux paradoxe, lui qui s’est attelé à la rédaction d’une «petite encyclopédie» sur le génocide arménien, ignore tout ou presque du calvaire enduré par sa propre famille. Il sait que sa grand-mère maternelle, Djohar Tchétakian, avait lors d'un incendie dans un marché, sauvé la caisse d'un agha kurde. Reconnaissant envers elle, ce dernier l’a prise sous sa protection.

Malatia, la capitale de l’abricot sec, était en 1915 un nœud important par lequel transitaient les convois des déportés. 

Si de nombreux Arméniens ont eu la vie sauve, ils le doivent au courage du maire de cette ville, Moustapha Agha Aziz Oghlou.

Opposé aux ordres de déportation, cet humaniste pris le risque de protéger les chrétiens de sa ville et les membres de la mission évangélique Bethesda du pasteur Ernst J. Christoffel. S’insurgeant contre la passivité des missionnaires allemands face aux exactions, le maire de Malatia n’eut de cesse d’œuvrer au sauvetage des vies arméniennes. Ce «juste parmi les nations» mourra assassiné en 1921 par un de ses fils pour avoir secouru les giaours», terme péjoratif désignant les non-musulmans. Durant les premiers mois du génocide, les Catholiques de l’empire ottoman bénéficiaient d'une protection de la part le nonce apostolique à Constantinople, Mgr Angelo Maria Dolci. Celui-ci plaida la cause des Arméniens auprès des ambassadeurs allemand, autrichien et des autorités turques elles-mêmes. Dans l’espoir d’être épargnés, les parents de Denis se convertirent au catholicisme.   

Sur les routes de l’exil

En 1922, mariés par la force des circonstances, ses parents quittent Malatia à dos d’âne. La tante paternelle, Araxie est du voyage. Ensemble, ils gagnent la ville Alep. Plusieurs membres de la famille maternelle les rejoignent de Malatia où ils travaillent comme ébénistes. Un an plus tard et comme de nombreux compatriotes, ses parents quittent rapidement Alep pour rejoindre le Liban. Les Français, qui contrôlaient le Pays du Cèdre, enrôlaient à tour de bras les réfugiés arméniens pour le compte de leurs usines en manque de main-d’œuvre.

Absent au moment  où l'on établissait ses documents d’identité, le père de Denis se vit désigné comme  le «fils de Dono». De Kéchichian, il devint Donikian. Parti le premier en France, Iskander y restera seul un an avant de faire venir son épouse et sa sœur. Mais très vite, en 1924, la France ferme ses portes à l'immigration proche orientale. Restés à Alep, les oncles et tantes de Denis iront en Arménie soviétique à la faveur de la grande vague de rapatriement de 1947. 

Ouvrier à Bollène, une petite ville dans le Vaucluse, puis à Saint-Chamond son père travaille tout d’abord dans les aciéries avec le fameux Napoléon Bullukian, puis à Vienne, où il finira par ouvrir une boucherie.

La déchirure de 47

En 1947, le fragile équilibre communautaire est rompu par la grande vague de départs vers l’Arménie soviétique. Répondant à l’appel de la propagande stalinienne, cet illusoire retour vers un Eden fantasmé tournera au cauchemar. Le petit Denis a quant à lui cinq ans quand il assiste sur le port de la Joliette à Marseille au départ du navire Rossia emportant à son bord 3600 «naufragés de la terre promise». Il voit ainsi s’en aller son meilleur ami, Gollo, qu’il ne reverra jamais plus. Cette séquence de film, Denis, la vit comme  une blessure indélébile. Elle nourrira sa réflexion sur les failles du système soviétique vingt ans plus tard. 

Premiers éveils

C’est au sein du prestigieux collège des Mekhitaristes de Sèvres qu’entre 1953 et 1958, Denis fait ses premières classes d’histoire arménienne. Dans ce vivier des élites de la diaspora, il compose son premier et dernier poème en langue arménienne dédié à ses parents. De retour à Vienne, ses professeurs au lycée lui donneront le goût de la littérature et de la philosophie; il éprouve ses premières grandes émotions littéraires à la lecture de Balzac, Claudel, Valéry, Proust mais aussi Montaigne, La Fontaine, Rimbaud, Verlaine…Dans la fièvre des années 1960, le jeune homme fait aussi la découverte du dissident soviétique Soljenitsyne. Une licence de lettres modernes en poche, il décide en 1969 de partir pour l’Arménie soviétique, officiellement pour y poursuivre des études de littérature arménienne; en vérité il compte écrire un livre sur le quotidien des Arméniens de cette République soviétique. Ce sera Ethnos,  texte en prose poétique écrit sur place mais dont le manuscrit sera imprimé dans des conditions rocambolesques à Saigon au Vietnam durant les heures troubles de la chute de la ville prise par les communistes.

Parallèlement à son séjour en Arménie, il fait à 21 ans ses premières armes dans le militantisme, rejoignant à l’aube des années 1960 le Centre d’études arméniennes. Créé à l’initiative du Docteur Georges Khayiguian, l’autorité et le charisme de cet homme fascine tous ces jeunes arméniens de France épris d’action. «Il nous a tout d’abord appris qui nous étions» confesse Denis, ému. Avec ses camarades, il va s’engager corps et âme dans ce qui s’apparente aujourd’hui à la préhistoire du militantisme en diaspora. Ensemble, ils éditent une brochure manifeste à l’occasion du cinquantième anniversaire du génocide.

Il se souvient avoir obligé « les commerçants arméniens à fermer leur boutique le 24 avril ne serait-ce qu’entre midi et quatorze heures, on restait sur place de longues heures s’il le fallait, pour les convaincre de baisser le rideau ».

Affiche du Centre d'études arméniennes à l'occasion du 24 avril 

Comment écrire après le génocide ?

Habité par une tension permanente, l’artiste travaille à transformer le conflit intérieur en esthétique de la création. Depuis la fin des années 1960, Denis Donikian voyage inlassablement aux quatre coins du globe. De 1971 à 1973 il travaille comme professeur de français à Kiev, puis ce sera le Sud Vietnam de 1973 à 1975, où il enseigne à l’université de Dalat. Là-bas il se marie, de cette union naîtra trois enfants: Mickael, Samuel et Milena. En avril 1975, Denis rejoint le 17e parallèle avec le Vietnam du Nord, visite Hong Kong, le Laos et les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande.

Sa rencontre clandestine en 1980 à Tbilissi avec le cinéaste Sergueï Paradjanov changera le cours de son existence. Denis y a conservé précieusement un mouchoir dessiné par le maître. Voyageur infatigable, il parcourt l’Europe, le pourtour de la Méditerranée, les Etats-Unis, l’océan Indien, la Turquie, la Syrie et le Liban. Il a marché dans le désert du Sinaï en 1996 et a bivouaqué au bord de l’île volcanique du Stromboli trois ans plus tard. Mais de tous ces voyages, l’Arménie restera durant ces quatre décennies sa destination privilégiée, sa source majeure d’inspiration. Observateur pour le compte de l’antenne locale de Transparency International lors des élections de 2008, il assise à la sanglante répression des manifestations contre le pouvoir. L’odeur de l’Arménie et de son peuple, suinte de tous les pores de sa peau, elle l’obsède lorsqu’il aiguise sa plume acerbe au contact de la sueur et du cambouis. De nombreux ouvrages dans cette verve seront publiés: Le peuple Haï, Un nôtre pays, Hayoutioun, chronique d’une Arménie virtuelle, Vidures….

L’humain d’abord !                                                                                               

Engagé mais rétif à toute forme de nationalisme, Denis Donikian a pris une part active depuis le début des années 2000 au dialogue arméno turc. L’ancien militant du centre d’études arméniennes a animé de 2004 à 2008 le site Yevrobatsi.org. Cet espace de débat et de réflexion se voulait une fenêtre de l’Arménie sur le vieux continent dans le contexte de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il ira avec Michel Atalay, un français d’origine turque, jusqu’à instaurer de 2007 à 2011 une commémoration unitaire arméno-turque devant la statue du Père Komitas à Paris.

Encensé par les uns, conspué par les autres, Denis Donikian a l’écriture en dent de scie et l’humour corrosif. Il a fait de sa sensibilité arménienne, une arme au service de la créativité, mais aussi un point d’observation de l’humanité en chantier. 100 ans après le génocide, il continue à se battre pour la reconnaissance, mais il le fera désormais en Turquie, avec d’autres cosignataires d’une pétition pour qui  le dialogue avec la société civile turque fait sens.  

Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 Lives

© Collection privée Denis Donikian (http://www.denisdonikian.com/UNB.htm), photos de couverture: Denis Donikian avec Serguey Paradjanov (photo prise à Tbilissi en 1980)