Historien spécialiste de l’ère médiévale arménienne, le nom de Claude Mutafian est indissociable de celui de l’ancien royaume d'Arménie cilicienne. Présent au colloque de l’Université de Lomonossov, en coopération avec la fondation pour le développement des études arméniennes "ANIV" consacré à la diaspora arménienne et à l'histoire des relations arméno russes, il s’est intéressé aux trésors arméniens du musée de l’Hermitage
Par Tigrane Yegavian
TY: Quelle est la spécificité de la collection arménienne du musée de l’Hermitage ? D’où provient la plupart des pièces ?
CM: L’origine et les provenances sont très variables. Par exemple, il y a un évangile arménien illuminé copié à Gênes autour de 1330, qui est un don de la République Socialiste Soviétique d’Arménie à l’Hermitage.
Notons aussi deux portes en bois originaires d’un monastère arménien de Crimée sur lequel il y a des inscriptions arméniennes datant du XIVe siècle. La collection arménienne de l’Hermitage compte aussi des sceaux en particulier deux uniques au monde : le sceau du prince roubénide Toros II, qui date du XIIe siècle, et un autre inscrit en grec de l’impératrice Marie Paléologue. Elle était la sœur du roi Heithum II de Cilicie et l’épouse de l’héritier du trône de Byzance. Ces sceaux, je les avais exposés à la Sorbonne en 1993 et l’évangile de Gênes au Vatican en 1999. Sans doute, la pièce la plus importante de la collection arménienne de l’Hermitage est le reliquaire de Skevra, en argent, où sont conservées des reliques de saints. Il date de 1292. Cela correspond à l’année de la chute de Hromkla, le siège du Catholicossat de Cilicie pris par les Mamelouks. Skevra était un des monastères les plus importants du royaume arménien de Cilicie. Au dos on peut lire une longue inscription qui est une sorte de poème - lamentation sur la chute de Skevra. Cette pièce d’orfèvrerie exceptionnelle avait été trouvée en Italie au XIXe siècle et achetée par un comte russe Basiliski. À son décès, l’Hermitage avait acheté toute sa collection dont le reliquaire. Pendant longtemps, ces objets étaient dispersés et pour la plupart non exposés dans le musée. Heureusement, depuis une dizaine d’années il existe une salle arménienne à l’Hermitage qui a regroupé les pièces arméniennes.
TY: Comment a évolué l’arménologie en Russie tsariste puis soviétique ? Quelle est son origine ?
CM: Il faut reconnaître que sous l’URSS, l’arménologie était assez développée. Il y avait des grands savants à commencer par l’actuel directeur de l’Hermitage Pietrovski qui a réalisé des fouilles archéologiques en Arménie. L’intérêt pour l’histoire de l’Arménie commence avec la conquête par les Russes du Caucase sud au début du XIXe siècle. Les Russes se sont trouvés directement au contact de l’architecture, des ruines arméniennes. Nicolas Mar a joué un rôle pionnier à Ani. Il y avait certes des Russes mais aussi des Arméniens vivants en Russie qui ont été très actifs. Le plus célèbre étant Karen Yuzbachian à Saint Petersburg qui avait notamment fait un travail gigantesque de traduction d’historiens arméniens vers le russe.
L’Institut Lazareff est également une preuve de l’intérêt portée à l’Arménie, la langue arménienne était enseignée au sein de cette institution qui est devenue le siège de l’ambassade d’Arménie à Moscou.
Sous le règne de Catherine II, il y eut un cas de déplacement de populations arméniennes vers les marges de l’Empire pour des raisons militaires. C’est Mgr Hovsep Akhurtian, le prélat des Arméniens de Russie de l'époque, qui lui avait conseillé de déplacer des Arméniens de Crimée et de les installer aux frontières. Deux villes furent ainsi fondées en Bessarabie : Nor Nakhitchevan et Gregoriopol, cette dernière se situe dans l’actuelle Moldavie. Cette émigration a été immortalisée encore sur un reliquaire qui s’appelle le reliquaire de Haghpart, actuellement exposé au musée d’Histoire nationale d’Arménie à Erevan.
TY : Pendant un an et demi nous avons raconté tout un pan de l’histoire des Arméniens à travers le témoignage de personnalités et d’anonymes. Quel est le regard de l’historien sur l’initiative 100 LIVES et Aurora Prize ?
CM: C’est un travail important que le vôtre. Par principe, j’ai toujours soutenu l’idée qu’il fallait sortir du ghetto arménien et s’adresser à des non-arméniens. C’est ce que j’essaie de faire constamment. Mais cela ne m’empêche pas d’accorder de l’importance aux enfants. Je fais par ailleurs souvent des conférences dans des écoles arméniennes. Il faut leur raconter des histoires, ma tâche est plus aisée grâce aux nouvelles technologies en matière d’illustration. Il est intéressant de noter au passage que dans l’histoire de la chaire d’études arméniennes des Langues’O à Paris, quasiment tous les titulaires sans exception jusqu’à la fin du XXe siècle étaient des non arméniens (Dumézil, Meyet, Macler, Feydit Mahé…). Une très bonne chose. Au XIXe siècle un des plus grands arménologues, le français Philippe Brosset travaillait à Saint Petersburg, il fut un des plus grands arménologues de son temps avec Langlois et Dulaurier.