"Mon père s'est rendu en Arménie à l'époque soviétique; il est allé à Tsitsernakaberd et n'était plus le même à son retour. Il craqua et pleura, debout à côté de la flamme éternelle. Comme si les piliers l'avaient écrasé. Il pleure encore quand il en parle. Je n'ai compris la nature et la signification de Tsitsernakaberd que lorsque j'ai visité le mémorial," déclare le cinéaste Atom Egoyan.
C'est en 1991 qu'Egoyan s'est rendu pour la première fois en Arménie, quand son film The Adjuster fut projeté au Festival du Film de Moscou. Il en profita pour faire un crochet à Erevan avec sa femme - l'actrice, productrice et dramaturge Arsinée Khanjian.
Atom Egoyan et Arsinée Khanjian |
"J'arrivais dans un lieu où tout le monde connaît notre histoire et où il n'est pas nécessaire d'expliquer ce que signifie être Arménien. J'étais chez moi au plan de l'identité et par un miracle de persévérance qui fait que nous sommes - toujours - là. J'ai vécu l'euphorie de me trouver dans un lieu qui n'est pas une oasis de culture, mais tout un pays à l'expression vivante, dynamique. Et voir comment ça se diffuse d'Erevan vers des villes plus petites, des villages - à différents niveaux de ce que j'appelle l'identité - m'a marqué. C'était comme une tapisserie très rare, un sentiment extraordinaire d'arriver chez soi," poursuit Atom.
Une idée de la justice
Atom Egoyan est né au Caire et réside au Canada. Reconnu comme un représentant éminent de la culture canadienne, il est titulaire d'un Performing Arts Award du Gouverneur Général (2015) et Compagnon de l'Ordre du Canada (2016), le plus haut grade de cet ordre.
Egoyan a été plusieurs fois distingué pour ses films, notamment lors des festivals de Toronto et de Cannes. Son tout dernier film, Remember, est sorti au Canada en octobre 2015. Il aborde la Shoah d'un point de vue singulier : situé à l'époque actuelle, le principal protagoniste, un survivant d'Auschwitz, est persuadé que la personne qui a tué sa famille est vivante et vit sous une identité d'emprunt. Il se donne pour mission de chercher ce meurtrier et de le tuer.
"Soulever des questions de justice compte pour moi. On croit souvent qu'avec le temps, les plaies cicatrisent. Or les plaies restent béantes - pour les survivants comme pour les perpétrateurs. Remember parle des témoins oculaires survivants et des criminels. C'est pour provoquer. Ce film est contemporain et a un caractère d'urgence, vu l'âge des survivants. Le fait de tuer, en particulier de tuer en masse, est imprescriptible, et si on reste indifférent, on se fait complice du crime," précise Egoyan.
Atom Egoyan et Arsinée Khanjian sont certainement connus des Arméniens principalement grâce à Ararat (2002), un film consacré au génocide de 1915. "J'ai décidé de réaliser un film pour montrer comment le déni est transmis de génération en génération et en quoi il impacte les gens. C'est un film complexe," note Egoyan.
La distribution du film "Ararat" avec Atom Egoyan (troisième à gauche) |
Loin de chez soi
Egoyan fait remonter ses origines en Arménie Occidentale. Son grand-père paternel, Yeghia, est né à Arabkir. Sur les instances de son père, Yeghia fuit en Egypte en 1914. "Ils possédaient probablement des vignobles à Arabkir, parce que mon père se souvient de son père lui racontant comment les Turcs sont arrivés dans les vignobles, comment les Turcs les ont suivis et ont planifié les attaques ; de sorte que mon grand-père est parti en Egypte. Sa famille est restée à Arabkir et a été anéantie," relate Egoyan.
Puis, Yeghia part à Alep. Il y rencontre sa future épouse dans un orphelinat. Archalouïs, la grand-mère d'Egoyan, survécut au génocide, mais la famille ignore où elle est née. Yeghia et Archalouïs eurent quatre enfants. Joseph (Hovsep), le benjamin, est le père d'Atom.
Les grands-parents et la famille paternelle d'Atom, dont Joseph, le père d'Atom (à droite) |
"Dans le film Ararat, on entend la chanson 'Yeraz' [Rêve]. C'est la seule chose de son enfance dont se souvenait ma grand-mère. Ça été très émouvant d'intégrer ces éléments de mon histoire dans le film," relève Egoyan.
Missak Devletian, le grand-père maternel d'Egoyan, est né à Kesaria [Kayseri] et était fabricant de tapis. Missak mourut alors que Shushan [Chouchane], la mère d'Atom, n'avait qu'un an. Avant les massacres, la famille partit au Caire.
Les grands-parents maternels d'Atom |
Hovsep et Shushan, les parents d'Atom Egoyan, étaient artistes et étudièrent la peinture. Ils géraient aussi un magasin de meubles, Ego Arts, au Caire. Du fait du climat politique, les Egoyan quittèrent Le Caire et partirent à l'ouest du Canada en 1963, s'installant dans la ville de Victoria, en Colombie Britannique. Ils reprirent leur activité dans la vente de mobilier sous le nom d'Ego Interiors, une nouvelle société qu'ils créèrent. Anglicisant le patronyme Yeghoyan en Egoyan. Ils étaient la seule famille arménienne à Victoria.
Les parents d'Atom et sa grand-mère avec Atom et sa sœur Eve Egoyan |
Déballer le bagage
Le théâtre intéressa très tôt Egoyan, et il se mit à écrire des pièces à 13 ans. Tout en s'intéressant aux arts, Atom poursuivit un cursus en relations internationales à l'université de Toronto, où il rencontra pour la première fois un grand nombre d'Arméniens, rejoignant l'Association des Étudiants Arméniens.
"C'était à la fin des années 1970; une époque très difficile pour la communauté. Il y avait le terrorisme, les commandos justiciers; l'Association des Etudiants était très active et militante. Je me suis retrouvé tout d'un coup dans ce tumulte. Des actes de terrorisme se produisaient à Ottawa et mes identités canadienne et arménienne s'opposaient. Peu après, j'ai rencontré Arsinée. Elle ne comprenait pas pourquoi cet épisode de ma vie était si difficile et pourquoi je luttais pour faire le lien entre deux mondes disparates. Arsinée est née à Beyrouth et avait reçu une éducation toute autre.
Nos conversations avaient un caractère d'urgence, comptaient énormément. Je m'interrogeais sans cesse sur l'identité.
Il y a une scène dans Ararat où David (Christopher Plummer) demande à Raffi (David Alpay) ce qu'il ramène de ses voyages en Turquie, dans l'ancienne Arménie historique. Les questions ont trait au bagage. Pour des Arméniens de diaspora, tout ça pourrait relever davantage du folklore - la cuisine, les danses nationales, etc. Mais pour moi, le côté politique de la question et son sens sont à la source même de l'identité."
Atom étudiant à l'université de Toronto |
Alors qu'il était encore étudiant, les premiers courts-métrages d'Atom furent projetés à des festivals et reçurent un accueil favorable. En 1979 Egoyan fonda la maison de production Ego Film Arts (le magasin de meubles de ses parents, Ego Interiors, avait brûlé). En 1984, le premier long métrage d'Egoyan, Next of Kin [Proches Parents], le fit connaître non seulement au Canada, mais aussi en Amérique du Nord et en Europe.
Durant sa carrière, Atom est apparu de l'autre côté de la caméra, ainsi que dans des films d'autres réalisateurs. Plusieurs documentaires ont présenté l'œuvre d'Egoyan en tant que réalisateur. Lors du processus de création, Atom collabore aussi avec sa sœur, la pianiste Eve Egoyan, et son fils Arshile. Mais sa femme, l'actrice Arsinée Khanjian, occupe une place de choix.
"Notre vie ensemble est comme un voyage à la découverte de l'identité arménienne. Nous sommes des collaborateurs dans cette mission consistant à essayer d'évaluer ce que signifie l'identité," déclare Egoyan.
"Nous assumons tous les deux la responsabilité de donner à voir la question de notre identité et le génocide. Nous sommes déterminés car, depuis le début, cela fait partie de notre raison d'être."
"La Turquie est le pays de mes ancêtres au plan géographique, et la seule communauté arméno-occidentale à ne pas faire partie de la diaspora vit là-bas. Mais, au plan de l'identité, l'Arménie est ma terre d'attache, un lieu où je reviens sans cesse," note Egoyan.
"Je ne suis pas allé à Arabkir, mais un jour j'irai. Je ne suis pas allé non plus dans le Vaspourakan, d'où vient ma famille. J'ai visité ces lieux dans le film Ararat. Raffi, le protagoniste du film, se retrouve en partance vers ces régions pour achever finalement son voyage en quête de connaissance."