« Pour nous, le génocide ne peut se résumer en un jour, il s’agit de notre vie, ou du moins une grande partie de notre vie. Selon moi, le 25 avril est un jour plus important et nous, les Arméniens, devons aller de l'avant. », affirme Arto Tunçboyaciyan , artiste d’avant-garde de la musique folk.
Le père d'Arto, Sedrak Tunçboyaciyan, avait 10 ans quand les persécutions ont commencé à Sebastia (aujourd'hui Sivas, en Turquie). C'est dans les silences de son père qu'Arto a le plus ressenti les affres du génocide.
Le grand-père paternel d'Arto, Hovhannès Tunçboyaciyan, était bedeau à Sebastia. Son grand-père maternel, qui s'appelait également Hovhannès (son nom de famille était Ptikian), était un vendeur d'étoffes à Çorum. Arto raconte qu'il allait de village en village durant des mois pour vendre des tissus, tandis que les femmes restaient à la maison pour prendre soin des enfants. Une vingtaine de membres de la famille maternelle et paternelle d'Arto ont été tués par les Turcs.
Hovhannès, le grand-père d'Arto, a été l'une des premières victimes du génocide. Arto explique que le premier lieu des massacres des Chrétiens était précisément l'église, là où il était facile de les trouver. « La famille du côté de mon père était peu nombreuse, ils ont tous été exterminés ».
Le père d'Arto, Sedrak Tunçboyaciyan. Source : Archives personnelles de la famille Tunçboyaciyan
« Mon grand-père a vu ses voisines se faire égorger sous ses yeux. Il a pris peur et s'est mis à courir, il est tombé dans un puits et un berger lui est venu en aide », raconte Arto. Sur les 11 frères et sœurs de son père, 7 ont été tués à Sebastia. Les trois frères, Sedrak (le père d'Arto), Missak et Gagik, et leur sœur Ovsanna sont partis à Istanbul. Arrivés là, ils n'ont pas eu l'occasion de partir en bateau vers un autre pays. Comparé à Sebastia, Istanbul leur a semblé être un lieu plus sûr, car il y avait une forte présence d’Européens.
Quant à Haykouhi, la grand-mère maternelle d'Arto, elle s'était cachée durant le génocide à Çorum dans la forêt avec ses deux enfants. Arto explique que pendant l’exode, il fallait dépenser 50 livres par personne afin d’être déplacé en chariot tiré par des buffles. Sa grand-mère étant tombée malade, le propriétaire des buffles l'a jetée hors du chariot avec ses deux enfants. A cette époque, Haykouhi avait déjà perdu son mari, Hovhannès, et ses proches. « Alors qu'elle était dans la forêt, le soir en voyant des lucioles elle avait cru que des hommes qui fumaient des cigarettes s'approchaient d'eux, et elle avait eu peur. Le matin, un de ses enfants était mort parce qu'il avait mangé de la terre. » Raconte Arto.
A Istanbul, Sedrak Tunçboyaciyan s'est marié avec Valentina Ptikian. Ils ont eu deux fils et une fille, Hovhannès (qui deviendra plus tard le célèbre musicien Onno Tunç), Arto, et Ovsanna. Ils habitaient dans le quartier de Gedikpaşa. Sedrak travaillait avec l'un de ses frères comme cordonnier, l'autre frère était tailleur. Arto se souvient qu'il aidait beaucoup son père. Définir la taille et la forme d'une chaussure et la coudre... tout cela n'est pas le travail d'un seul homme. Il s'occupait également de faire expédier ses modèles de chaussures dans plusieurs endroits.
Photo : Arto Tunçboyaciyan, pendant les répétitions pour son concert à Erevan, quelques jours auparavant. ©PAN Photo
En 1981, Arto était parti vivre aux États-Unis. Le 4 août 1984, le jour de son anniversaire, il décide de faire une surprise à ses parents en se rendant à Istanbul. « Je suis allé chez eux sans les prévenir que j'étais venu des États-Unis. Ils étaient en train de boire à ma santé, et ma mère pleurait. J'ai frappé 3 ou 4 fois à la fenêtre, ma mère est venue voir et a dit : « Sedrak, on a tellement bu qu'on croirait entendre la voix d'Arto ! », je lui disais « Maman, c'est moi ! »... Mon père est alors venu m'ouvrir et m'a embrassé. », se souvient Arto.
C'est seulement à ce moment-là que le père d'Arto lui raconte ce qu'il avait vécu à Sebastia pendant le génocide. Selon Arto, jusqu'ici il noyait sa douleur dans l'alcool. Il ne parvenait à se confier à personne.
« Il avait très peur de parler. Parfois, ils pleuraient sans raison, et mon père ne se confiait pas, tu comprends. C'est seulement à la fin qu'il a raconté l'histoire des sœurs de la maison d'à côté qui avaient été égorgées. Il a raconté tout cela juste avant de mourir. Un homme confie toujours quelque chose avant de mourir, c'est pour cela qu'il a parlé à ce moment-là. », dit Arto, et d'ajouter qu'un seul regard de son père lui suffisait pour tout comprendre.
« Tu sais, je pense que mourir à cette époque était peut-être moins pénible ; ceux qui sont morts sont morts, ce sont les survivants qui ont le plus souffert. », remarque le musicien. En décembre 1984, Arto a téléphoné à sa sœur à Istanbul pour lui demander des nouvelles de son père, sans savoir que celui-ci était dans le coma. Selon Arto, cela n'est pas arrivé par hasard. A la fin des années 1980, quand les mouvements indépendantistes ont commencé en Arménie, et que les relations avec l'Azerbaïdjan se sont tendues, l'attitude des Turcs envers les Arméniens a évolué dans un sens défavorable. C'est à ce moment-là que la sœur et la mère d'Arto sont venues vivre aux États-Unis. Valentina, la mère d'Arto, est décédée en 2003. Elle est enterrée à Istanbul, aux côtés de son mari. Quant au frère d'Arto, Onno, il est décédé en 1996.
« Selon moi, il n'y a pas de centenaire, ni de millénaire du génocide. Il faut aussi commémorer le 101ème anniversaire, et le 200ème... L'important, c'est que nous ayons réussi à conserver le nom de notre peuple. Ce qui compte, c'est de faire de l'Arménie un pôle artistique. Il suffirait pour cela de vivre honnêtement, et de ne pas se mentir. », renchérit le maître avant-gardiste de la musique folk.
Photo principale : PAN Photo
Cette histoire a été authentifiée par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES