L'Hôtel Raffles de Singapour est devenu célèbre à travers le monde grâce à quatre entrepreneurs arméniens : les frères Martin, Tigran, Aviet et Arshak Sarkies, qui ont permis à de riches Européens de voyager en Asie sans perdre leur confort dont ils sont familiers dans l'exubérance de la jungle équatoriale.
On peut encore trouver cette oasis de bâtiments bas, aux murs blancs, au cœur même de Singapour, parmi des gratte-ciels et des immeubles extravagants, faits de métal et de verre. Les hautes arcades qui relient les bâtiments créent un labyrinthe composé de patios clos, où des palmiers procurent de l'ombre à leurs hôtes.
De nos jours, l'entrée principale de cet hôtel historique est située sur Beach Road. Cette autoroute était autrefois une rue calme longeant le bord de mer. Depuis longtemps, le rivage s'est déplacé de plusieurs centaines de mètres en direction de la mer, à mesure que Singapour continue de se battre pour gagner en surface avec les eaux qui l'environnent. Les parcelles de terrain qui ont été conquises sur la mer ont servi à créer un nouveau jardin botanique, des musées et des passages piétonniers.
Mais l'Hôtel Raffles demeure dans son lieu originel, bien qu'il ne soit plus seulement un hôtel. À la fin du 19ème siècle, il devint célèbre pour son service et son hospitalité hors pair, et aujourd'hui il fait figure de testament et de témoin oculaire de l'histoire presque deux fois centenaire de Singapour.
Il réunit le souvenir des préjugés de l'Angleterre coloniale et le savoir-faire d'hommes d'affaires arméniens, l'affinité que les premiers touristes européens nantis avaient pour le voyage exotique et l'atmosphère particulière, si appréciée par les écrivains et poètes anglais. C'est au Long Bar de l'hôtel - le principal lieu de ralliement pour les expatriés aux 19ème et 20ème siècles - que le barman Ngiam Tong Boon inventa le Singapour Sling, un cocktail qui, parallèlement à l'Hôtel Raffles en tant que tel, fait depuis longtemps partie du patrimoine national de Singapour.
Somerset Maugham, qui résida souvent dans cet hôtel au long cours, goûtait probablement ce cocktail, bien que sa recette originelle ait été perdue. Maugham écrivit un jour que "le Raffles incarne toutes les légendes de l'Orient exotique !" L'hôtel devint un refuge où l'écrivain pouvait se rendre pour travailler à sa prose, et ses dires firent office de publicité idéale, attirant de nouveaux clients.
Les frères Sarkies
Rien de personnel, les affaires tout simplement
La diaspora arménienne arriva à Singapour à la suite de Sir Stamford Raffles, l'un des pères fondateurs de l'Empire britannique, qui atterrit sur l'île avec son expédition en 1819 et qui y établit une colonie. Les archives indiquent que les premiers marchands arméniens s'établirent à Singapour dès 1820. Le groupe de colons comprenait des membres de la famille Sarkies et, en l'espace de quelques années seulement, Aristarkies et Aratoun Sarkies s'approprièrent la majorité des entreprises commerciales de Singapour.
Les Arméniens arrivèrent ici depuis la ville iranienne d'Ispahan et de l'Inde. Ils prospéraient déjà dans le négoce, mais, grâce à son emplacement exceptionnellement favorable, au carrefour des routes de l'Asie du Sud-Est, Singapour laissait entrevoir des profits plus importants encore. La diaspora locale a toujours été réduite, mais prospère, marquant de son empreinte le paysage urbain.
Dans le Singapour d'aujourd'hui, on peut encore trouver une rue arménienne, Sarkies Street, ainsi que de nombreux édifices ayant appartenu à des hommes d'affaires arméniens à l'époque coloniale. Dans la partie ancienne de la ville, on trouve encore la première église chrétienne de Singapour - l'église arménienne de Saint-Grégoire l'Illuminateur - qui fut aussi une prouesse technologique à son époque. Achevée en 1835, l'église devint le premier bâtiment de Singapour à avoir l'électricité.
L'Hôtel Raffles dans les années 1900
Force soin et attention
Lorsque les frères Sarkies commencèrent à voir dans Singapour leur prochaine entreprise commerciale, ils avaient déjà plusieurs années d'expérience de gestion réussie dans l'hôtellerie de luxe à Penang, en Malaisie. En 1887, Tigran, qui se considérait comme "malin et décidé," ouvrit un petit hôtel Raffles au nom de tous les frères Sarkies.
Voilà ce qu'écrivait le Straits Times de Singapour (fondé par un autre homme d'affaires arménien, Catchick Moses) au sujet de cet hôtel, le 19 novembre 1887 : "Messieurs les frères Sarkies ont l'honneur d'informer leurs amis et clients qu'ils ouvriront l'Hôtel [Raffles] le 1er décembre prochain. L'emplacement est l'un des meilleurs et des plus salubres qui soit en ville, face à la mer, et à quelques minutes à pied des administrations et de la place. Beaucoup de soin et d'attention a été apporté au confort des pensionnaires et des clients dans les moindres détails, et ceux qui s'y rendront trouveront toutes les commodités et tout le confort domestiques."
Le cocktail "Singapour Sling"
Eclairage, gastronomie, engagement
A l'origine, l'hôtel se composait de dix chambres de plain-pied, mais s'étendit rapidement, à mesure que les frères cadets de Tigran commencèrent à prendre une part active à la gestion. En l'espace de quelques années, ils ouvrirent deux nouvelles ailes spacieuses de vingt-deux chambres, agrémentées de terrasses et d'une vue sur la mer. Peu après, ils ouvrirent le "Palm Court," comptant trente chambres de plus avec vérandas. C'est là, dans la partie la plus isolée de l'hôtel, que des écrivains, comme Maugham, aimaient résider et travailler.
Au début du 20ème siècle, l'hôtel acquit une autre aile de deux étages, le rez-de-chaussée accueillant le premier centre commercial de Singapour et le second étage étant réservé aux chambres. L'Hôtel Raffles était populaire auprès des voyageurs non seulement parce qu'il était difficile de trouver un hôtel décent, répondant aux normes européennes dans toute l'Asie du Sud-Est, mais aussi parce que les frères Sarkies se révélèrent des commerçants hors pair.
Alors qu'ils n'étaient pas hôteliers de profession, c'étaient des hommes d'affaires généreux et pragmatiques, qui s'intéressaient aussi au luxe. Les frères Sarkies proposaient à leurs hôtes une interprétation nouvelle du confort et des services : ils envoyaient des navettes pour prendre de possibles clients au port, leur offraient des excursions à travers la ville et s'efforçaient de leur apporter toute l'aide nécessaire dans un lieu nouveau et inconnu.
Naturellement, beaucoup de choses dépendait des chambres en tant que telles. Au Raffles, les chambres disposaient de l'électricité fournie par le groupe électrogène de l'hôtel, ce qui signifiait que chacune d'elles avait l'éclairage électrique et un ventilateur, un luxe rare à cette époque. Il n'y avait pas de robinets à eau dans les chambres, mais les clients pouvaient toujours prendre un bain, car l'eau était fournie sur demande par des domestiques affectés à cette tâche.
Mais le fleuron de l'Hôtel Raffles et la preuve supplémentaire du flair commercial de Tigran, c'était la cuisine raffinée. Au cœur de leur entreprise, les frères avaient placé la nourriture et tout ce qui concernait l'alimentation et l'agrément de leurs hôtes. Il était évident pour Tigran que peu de voyageurs venus d'Europe, aussi ouverts fussent-ils aux expériences gastronomiques, mettraient leur santé en péril en se restaurant dans des établissements locaux. Beaucoup de clients n'étaient aucunement enclins à ce genre d'aventure, préférant une cuisine européenne éprouvée. Au cœur de Singapour, Tigran ouvrit la Raffles Tiffin Room, pour que ses clients pussent prendre gratuitement un deuxième petit-déjeuner ou déjeuner sans avoir à rentrer à l'hôtel.
La position du Raffles comme meilleur hôtel de l'Asie du Sud-Est fut renforcée lorsque les propriétaires ouvrirent une salle de banquet pouvant accueillir cinq cents personnes. Le restaurant comptait deux chefs français et un cuisinier en charge du menu asiatique. L'édition 1913 du Seaports of the Far East affirme que le restaurant est le "titre de gloire" de l'hôtel : "Ses colonnes élégantes, son sol en marbre blanc de Carrare et le raffinement de ses nombreuses tables forment un ensemble sans équivalent en dehors de l'Europe et de l'Amérique." De fait, les nappes en lin de Bohême et l'argenterie n'attiraient pas moins l'attention que le contenu des menus (sur ordre personnel de Tigran, le Raffles possédait même ses fournisseurs de caviar noir).
Le Jubilee Hall de l'Hôtel Raffles
Une dépression globale
Jusqu'à la fin des années 1920, l'entreprise des frères Sarkies continua de se développer. Le Raffles était constamment rénové - l'hôtel acquit son bureau de poste et sa boulangerie, une salle de billard, un service de location de limousines et une immense salle de bal qui accueillait les plus belles fêtes du Nouvel An et autres festivités de la ville. Le Raffles devint le centre de la vie commerciale et sociale de Singapour, une étape obligatoire pour tout voyageur qui se respecte.
Les frères eux-mêmes n'étaient pas moins célèbres, et leur empire hôtelier continua de s’étendre : au début du 20ème siècle, ils ouvrirent un hôtel à Rangoon, puis un autre en Malaisie, ainsi qu'un nouvel hôtel à Singapour. Dans l'édition 1923 du Seaports of the Far East, il est écrit : "Il n'est pas d'hôtelier en Orient plus réputé que Messieurs Sarkies, pionniers dans leur secteur, dans les villes où ils se sont établis avec le succès que l'on sait."
Mais cette renommée mondiale ne parvint pas à protéger l'empire Sarkies des bouleversements, et sa gloire prit fin avec la profonde crise économique qui suivit le crack boursier de 1929. La gestion de tous les hôtels fut alors confiée au plus jeune des frères, Arshak (Martin et Tigran moururent en 1912, Aviet en 1923).
Arshak était un gentleman enclin à des loisirs onéreux, aux antipodes de l’homme d'affaires avisé. La situation s’était aggravée par la générosité antérieure de ses frères, qui souvent permettaient à leurs clients les plus fortunés d'ouvrir un compte dont ils ne pouvaient s'acquitter. Ces prêts fiduciaires représentaient néanmoins une valeur financière conséquente, et lorsque la crise économique frappa l'Asie, l'empire des Sarkies fit faillite.
A la mort d'Arshak en 1931, le Raffles fut liquidé et tous les hôtels de ses frères en Asie du Sud-Est passèrent en possession de la société gestionnaire. C'en était fini de l'époque des Sarkies, mais leur principale création - l'Hôtel Raffles - survécut à ses fondateurs et s'enorgueillit toujours d'un service d'exception et de clients célèbres.
Sauf que maintenant il est peu probable qu'ils partent sans payer.
Par Anna Arutyunova