Antoine Agoudjian

Antoine Agoudjian

A 54 ans, le nom d’Antoine Agoudjian est inséparable de celui de  l’Arménie sous toutes ses facettes. Baroudeur chevronné, ce photographe de presse parcourt depuis  plus de vingt ans le Caucase et le Moyen-Orient en quête d’instantanés saisissants qu’il matérialise en noir et blanc.  

Né le 6  Février 1961 à Saint Maur près de  Paris, Antoine Haroutioun Agoudjian est le benjamin d’une famille de trois enfants. Sa mère  Ankiné  et son père Clément, étaient ouvriers dans le textile. Antoine a grandi et vit toujours à Alfortville, cette petite Arménie en bord de Seine. Il appartient à la troisième génération, la dernière à avoir eu un contact éclairé avec les rescapés.

En  l’an 2000, le photographe initie  un ambitieux projet sur la mémoire arménienne dont la colonne vertébrale est le génocide de 1915. Pour le réaliser, il  a parcouru la vieille ville de Jérusalem, le Liban, la Syrie, la Turquie, l’Irak, l’Iran, la Géorgie et le Karabagh, autant de contrées sous haute tension, voire en conflit ouvert. Mais c’est en 2011 qu’il défraie la chronique, devenant le premier photographe à exposer un travail sur le tabou du génocide dans une galerie privée en Turquie. Plus récemment, en 2015, les Éditions Flammarion publient pour le centenaire du génocide arménien son dernier ouvrage réunissant ses 27 années d’immersion: «Le Cri du Silence, traces d’une mémoire arménienne», préfacé par son ami, le comédien, metteur en scène et dramaturge Simon Abkarian.

Petit fils d’officier ottoman

Originaire d’Erzeroum, le grand-père maternel, d’Antoine, Artin Arydjian, était un officier de l’armée ottomane au moment où éclate la Première guerre mondiale. En poste à Konya, le capitaine Arydjian était toujours en mission lorsqu’arrivèrent les premiers convois de déportés. Il ne fut pourtant pas menacé par les premières  vagues de massacres et alla jusqu’à ordonner à ses soldats de libérer les déportés Arméniens entrant en gare de Konya dans des fourgons à bestiaux. Mais ce sursis ne sera que de courte durée. Contraint de s’enfuir, il part au Liban d’où il gagne la Bulgarie. C’est là qu’il se marie avec Epraksé, une jeune arménienne de vingt ans sa cadette. «Mon grand-père était très engagé dans la vie de la communauté arménienne de Varna, sur les bords de la mer Noire, il avait pris une part active à la construction de l’église arménienne dans cette ville». 

Collection privée Antoine Agoudjian

De Bulgarie, le couple part pour la France.  Bien des années plus tard, Antoine se souvient avoir rencontré les descendants  de rescapés de Konya qui ont eu la vie sauve grâce à l’intervention de son grand-père. Ce dernier était très proche d’une grande figure arménienne de l’époque, Antoine se souvient des visites à la maison familiale de l’écrivain et poète Archag Tchobanian. « Il y a des photos chez nous où l’on voit mon grand-père jouer au tavlou avec Tchobanian ».

 

Le grand père maternel d'Antoine (à droite) avec Archag Tchobanian © collection privée Antoine Agoudjian 

Sauvés par un Juste

Côté paternel, Antoine porte le nom du père de son père, Anton Üyüdjian. Né  à Ankara, Anton était venu à Küthaya la ville natale du compositeur Gomidas pour travailler dans l’usine de chaudronnerie de celui qui allait devenir son beau-père.

Une ombre épaisse recouvre les événements de 1915 qui s’abattent sur la famille. Petit garçon, Antoine se souvient comment son grand-père paternel a survécu miraculeusement à 17 coups de couteaux. Sa jeune épouse Varvar, et toute sa famille, ont échappé à une mort certaine grâce à l’action du vali de Küthahia, Faik Ali Ozansoy (1876-1950). Soutenu dans sa démarche par les derviches soufis, le vali de Küthaya était un poète pétri d’humanisme. Ancien journaliste, son frère Suleïman Nazif, était en 1915 le vali de Mossoul puis de Bagdad, un an plus tard. Dans une lettre envoyée à son frère, il le conjura de ne pas prendre part à l’extermination des Arméniens au nom de l’honneur de leur famille. Se rendant de Bagdad à Constantinople, il s’arrêta à Ras al-Aïn où il fut meurtri par un  spectacle épouvantable. Outre, l’odeur de putréfaction provenant des cadavres boursouflés et en décomposition, les corps nus de femmes assassinées étendus sur le ballast du chemin de fer l’horrifièrent. Il s’adressa alors aux fonctionnaires turcs de cette localité: « Les massacres arméniens marqueront la page la plus noire de l’histoire turque ».

Antoine s’est rendu à Küthaya. Il y a fait le constat suivant : « Le nom de Faik Ali Ozansoy a disparu des archives de la mairie de Küthahia. Sur sa tombe, on a juste mentionné qu’il était poète. 

"Les Turcs ont voulu ainsi effacer sa mémoire pour qu’aucune trace du crime ne subsiste".

Après avoir gagné Salonique, la famille s’embarque pour Marseille. C’est à leur arrivée en 1924 qu’un fonctionnaire français établit leurs papiers d’identité au nom d’Agoudjian. Enceinte sur le bateau, la grand-mère Varvar donnera naissance à Marseille à Clément, le père d’Antoine.

A Salonique, nombreux étaient les Arméniens qui caressaient jusqu’au dernier moment l’espoir d’un retour chez eux.  L’incendie de la ville de Smyrne, puis les dispositions du traité de Lausanne de 1923 auront raison de leur exil définitif. C’est dans ce port de Marseille que la famille va se séparer. Car une partie a choisi de continuer le voyage vers la lointaine Argentine. Sur cinq enfants dont son grand-père marié, trois sont partis en Argentine et deux sont restés à Marseille. Lorsqu’en mars 2014, Antoine ira au village arménien de Vakifli (aujourd'hui en Turquie, adossé à la frontière syrienne) auprès de réfugiés arméniens de Kessab fuyant l’attaque djihadiste contre leur localité, il assistera à une scène semblable à celle vécue par ses aïeux sur ce bateau.
 

Alfortville, cœur battant de l’arménité

Au milieu des années 1950, les grands-parents paternels d’Antoine s’établissent à Alfortville. Dans cette petite ville, à forte concentration arménienne, ils ouvrent un atelier de confection dans le textile. "Côté paternel on parlait turc et maternel, l’arménien. Sans être des fanatiques, mes parents voulaient que l’on reste arménien, par contre il n’était pas question de parler à la maison du génocide". L’Alfortville des années 1960 est un village arménien avec ses fermes où l’on allait chercher du lait, ses champs et ses marécages. Dans ce cocon communautaire, ses parents ont à cœur de transmettre à la nouvelle génération cette notion disparate que l’on appelle l’arménité.

Turbulent, peu porté vers les études et indiscipliné, Antoine séjournera quatre années durant, de 1971 à 1975 à l’internat du collège Mkhitarian de Sèvres. Mais c’est par la danse traditionnelle qu’il vivra son premier éveil à l’identité arménienne. Il intègre la troupe Navasart avec laquelle il partira faire des tournées en France et à l’étranger. Plus tard en septembre 1981 l’onde de choc produite par le commando de l’ASALA, qui prit d’assaut le consulat de Turquie à Paris, provoque un déclic chez lui. Le jeune homme commence à s’intéresser à la cause arménienne, à comprendre les tenants et les aboutissants de cette question. «Il faut comprendre que notre génération avait la terrible impression que les Arméniens allaient disparaître ! Les manifestations étaient interdites en plein Paris, la presse ne parlait jamais de nous, on n’avait même pas le droit de réclamer la reconnaissance du génocide ! ». S’exclame-t-il.  

Photographe d’Arménie(s)

Ce qui intéresse Antoine à cette époque c’est l’Arménie soviétique dont il  parvient à glaner quelques informations concernant les dissidents du régime communiste à travers la lecture assidue du journal «Nouvelle résistance arménienne». Dans cette patrie lointaine et séparée de la diaspora par le rideau de fer, il entreprend un premier voyage en 1983 pour rendre visite à des collègues danseurs. Le jeune Arménien de France est frappé d’admiration par ces «vrais Arméniens» qui lui rappellent ses grands-parents.

En 1988, à la suite du tremblement de terre en Arménie, l’URSS ouvre ses frontières à l’aide humanitaire. L’occasion s’offre à lui de s’installer sur cette terre fantasmée à l’envi. Il part en mission pour deux ans en qualité de logisticien et d’interprète et met en place un projet pour les enfants orphelins et handicapés. C’est en Arménie qu’il apprendra à aligner une phrase en arménien mais c’est aussi sur cette terre qu’il va réaliser ses premières images quand son travail d’aide humanitaire le lui permet.

De retour en France en 1990, les éditions Parenthèses publient son premier recueil d’image, témoignage naïf et exalté de son inédite épopée solitaire: «Le Feu sous la Glace», préfacé par le grand écrivain italien Alberto Moravia. Ce sera le premier livre d’une série de beaucoup d’autres. Réalisant un travail artistique unique sur la mémoire arménienne, Antoine Agoudjian revendique son altérité.

S’il a délibérément fait le choix de ne pas changer de nom, l’étiquette de «photographe arménien» lui colle à la peau. Image réductrice qui fait l’impasse sur la multiplicité des sujets qu’il aborde. Voyageur devant l’éternel, il poursuit sans relâche ses pérégrinations dans plusieurs contrées caucasiennes (Djavakh, Karabagh), au Moyen Orient (Turquie, Syrie, Liban, Iran, Palestine) partout où survit une présence arménienne - visible ou dissimulée -.

Il s’est nourri au  contact de ces anonymes qui lui ont appris à entrevoir le monde arménien dans sa pluralité, comme un collier de perles éclaté.

De quoi lui donner à réfléchir sur ce qu’est l’appartenance à l’arménité,  à ses yeux "un acte d’amour que l’on éprouve au plus profond de sa chair envers sa nation, sans forcément parler sa langue où pratiquer sa religion".

Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES

Crédits photos : collection privée Antoine Agoudjian