Pour Alain Mikli (Miklitarian) le mot impossible n’existe pas « d’ailleurs ça ne sonne pas très arménien » ironise-t-il. Dans le monde entier, son nom est immanquablement associé aux lunettes design. Une marque prestigieuse devenue une référence dans le secteur de la lunetterie. Elle est aujourd'hui un des leaders sur le marché du luxe et de l’innovation. Mais Alain Mikli ne s’est pas arrêté là, il développe aujourd’hui bien d’autres activités en harmonie avec son esprit d’entrepreneur qui coule dans son sang.
Comme c’est souvent le cas pour les réussites retentissantes, la maman d’Alain Mikli n’a pas vraiment coupé le cordon ombilical. Depuis des décennies, elle accompagne et participe à l’expansion d’une entreprise familiale qui a acquis ses lettres d’or à la force du poignet. Lucie Miklitarian, est née en 1931. Nul besoin qu’elle se présente pour que l’on devine de qui elle est la mère, tant la ressemblance avec son fils Alain est troublante. Elle qui est née et a grandi à Grenoble ne se souvient que par bribes de son lointain passé, qui reste à vrai dire assez nébuleux.
« Mon père était un saint »
« Je me souviens être allée à l’école arménienne, je parlais à l’époque l’arménien, le grec et le turc. Aujourd’hui je ne me souviens plus d’aucune de ces langues ! », se lamente-t-elle.
En revanche, Lucie se souvient de son père, Ohanès Haladjian, natif de Marach en Cilicie, aujourd’hui Kahramanmaras, au sud de la Turquie. « La famille de mon père était très riche, ils possédaient de vastes propriétés et avaient une vingtaine d’ouvriers », précise-t-elle. Né avant le génocide, son père avait dix ans en 1915. Il fut le témoin de l’indicible, lorsque ses deux parents furent égorgés sous ses yeux « comme des moutons ».
« Mon père a pris ses deux petites sœurs par la main et ils ont fui en Syrie. À Alep, les trois petits erraient affamés dans les rues de la ville. Un jour, une dame, une Syrienne, lui a demandé où étaient leurs parents. Elle a pris les deux fillettes et mon père n’a plus jamais revu ses sœurs de sa vie. Jamais au grand jamais ! »
dit Lucie d’une voix troublée par l’émotion. Ohanès a dû son salut à des prêtres arméniens qui l’ont emmené avec eux jusqu’à Jérusalem. Le petit garçon a passé son enfance et son adolescence au séminaire, où on le destinait à la prêtrise. Un jour, sa hiérarchie a décidé de l’envoyer exercer son sacerdoce aux États-Unis. Sur la route de l’Amérique, s Ohanès s’est arrêté en France pour faire ses adieux à une de ses tantes qui était l’unique survivante de la famille. Cette parente s’est opposée frontalement à ce projet. « Elle lui a dit : Jamais de ma vie tu partiras ! Tu es le seul homme de la famille, on va te trouver une fille, tu vas te marier et rester en France !», se souvient Lucie. C’est ainsi que son père a fait souche en France, plus précisément à Grenoble. Il s’est marié avec une jeune femme rescapée du génocide d’une grande beauté, Santouhte Aharonian. Le couple a eu cinq enfants : Lucie, l’aînée, Joseph, Pierre, Azad et Siranouch.
Les grands parents maternels d'Alain : Ohanès et Santouhte © collection privée Lucie Miklitarian
« Mon père était ouvrier dans une usine de soierie à Grenoble. Il travaillait dur nuit et jour. Nous habitions dans une cité ouvrière. Souvent, il répétait cette phrase comme une rengaine : « Si au moins les Turcs me rendaient les terres qu’ils ont spoliées à mes parents, je serais millionnaire aujourd’hui ! » C’était un saint homme qui ne se plaignait jamais », se souvient Lucie. Elle qui a connu la Seconde Guerre mondiale et les rigueurs de l’occupation allemande, a eu une scolarité perturbée. « À chaque fois que les troupes allemandes avançaient, on changeait d’école pour rester en zone libre. Pendant la guerre, je n’ai jamais pu faire un an d’affilée dans la même école.» Elle ajoute : « Je n’ai finalement pas obtenu mon certificat d’études et j’ai été obligée de travailler très tôt. »
Lucie travaille d’abord comme petite ouvrière dans une biscuiterie à Grenoble. Elle s’appelait « petits bras » dit-elle en souriant. Mais très vite, ses parents l’envoient apprendre le métier de couturière chez une Arménienne de la ville. Lucie n’a pas vingt ans, et déjà les prétendants se succèdent pour la demander en mariage. « À l’époque, on me disait qu’il ne fallait pas se marier après 20 ans, sinon plus personne ne viendrait me demander ma main !», raconte-t-elle. Un prétendant répondant au nom de Vartkes Miklitarian se montre particulièrement insistant. Originaire de Smyrne (l’actuel Izmir à l’ouest de la Turquie), il était le seul survivant. « Une cousine me disait alors : « Lorsque tu fais le café, ne mets pas de sucre, s’ils le boivent amer ils comprendront que tu ne veux pas te marier. » Le café amer ne suffira pas à décourager le futur père d’Alain. Ils se marient en 1950 et partent vivre à Vienne, une petite ville du centre de la France, puis à Sainte-Colombe près de Lyon. Alain naît de cette union en 1955. Il ne se souvient que très peu de son père car ce dernier tombera gravement malade peu de temps après son mariage et décèdera en 1957. Sa veuve, Lucie, se remariera avec un Libanais avec qui elle aura une fille.
Alain à un an © DR
Un jour, un destin
Alain n’a pas douze ans lorsqu’il découvre Paris. Adolescent, il trouve le temps long pendant les cours. A l’âge de seize ans, on l’oriente dans la voie technique, il doit choisir un métier. Alain trace alors à l’aide d’un compas un cercle sur la carte, en piquant la pointe sur son domicile. Objectif : repérer tous les établissements situés à moins de dix minutes à pied de chez lui. C’est ainsi qu’il recense à deux pas de son appartement le lycée Fresnel, un établissement scolaire spécialisé dans les métiers de l’optique.
« Les lunettes étaient considérées comme des prothèses oculaires, des objets médicaux nécessaires pour les bigleux », rappelle-t-il à l’adresse d’une génération qui n’a pas connu cette époque.
Très vite, il se met dans la tête de créer ses propres montures, des montures à la fois esthétiques et confortables. En 1978, à l’âge de 23 ans, il se lance dans l’aventure en créant sa propre entreprise. Il dessine ses propres maquettes et les fabrique sous la marque Mikli, son surnom depuis l’enfance. Le jeune homme entend faire passer la lunette dans une nouvelle ère, « celle où le médical ne s’oppose plus au style, ou la prothèse s’efface derrière un véritable bijou pour le visage ». C’est donc à lui que l’on doit la paternité du concept de « créateur de lunettes ». Chaque année, ce sont près de 400 prototypes qui sortent de son atelier. Alain Mikli n’en n’est pas à une innovation près, il prend rapidement goût à la provocation. Travailleur acharné et exigeant, il ne cesse de multiplier les projets, de surprendre par ses créations, conscient qu’il est du caractère exceptionnel de cet objet révélateur de la personnalité, le seul qui habille le regard, « ce miroir de l’âme ». En quelques années, ses lunettes font sensation auprès des stars du showbiz. Elles passent entre les mains du créateur de mode Jean Paul Gaultier qui les utilise pour ses mannequins, mais aussi des acteurs américains comme Samuel L. Jackson (Kill Bill, Star Wars).
Alain petit garçon, photo prise à Lyon © collection privée Lucie Miklitarian
Mécène infatigable
Un jour, Yann Arthus Bertrand, photographe célèbre et ami de longue date d’Alain, prend contact avec lui. « Il voulait transformer son travail de photos de vues du ciel de façon à ce qu’un aveugle puisse les voir. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Puis, quand il a insisté à monter une exposition, nous avons commencé à travailler sur ce projet » se souvient-il. Plus tard au cours d’un voyage en Arménie, avec le célèbre joueur de duduk Levon Minassian, Alain sollicite Yann Arthus Bertrand pour que celui-ci lui fasse des photos vues du ciel d’Arménie pour illustrer le dernier album de Levon. Les deux amis montent au musée national d'art moderne d’Erevan une exposition de photos vues du ciel visant à montrer des interprétations d’œuvres d’art. Objectif : proposer aux personnes aveugles et malvoyantes un parcours expérimental d'images tactiles afin de partager perception et émotions artistiques. Une première en Arménie. Dans la foulée, Alain Mikli reprend le même projet à partir d’œuvres exposées au centre Pompidou : « regards tactiles », des images à toucher du bout des doigts qu’il a réalisé à partir des photos de l’album de Yann Arthus-Bertrand La Terre vue du ciel. « C’est extraordinaire de donner la vision à des non-voyants ! Aujourd’hui cette aventure continue avec le musée du Quai Branly » s’enthousiasme Alain.
Alain consacre une part active de son travail au mécénat. Il y a chaque année entre 1 500 et 2 000 personnes qui bénéficient de son aide généreuse.
Depuis quelques années, il participe à un programme caritatif en Arménie en faveur des aveugles et malvoyants en partenariat avec l’Union des médecins arméniens de France (UMAF). Des verres de contacts et des lunettes ont été ainsi distribuées car selon lui, « pour que des personnes soient intégrées dans la société, il faut qu’elles puissent travailler et lire. Les Arméniens sont très manuels et ceux qui perdent la vue perdent leur travail », dit-il.
Alain Miklitarian © Tigrane Yegavian
Arménien de la diaspora
Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, Alain Mikli n’a pas été atteint du « syndrome 2015 ». Il n’a pas accordé une attention particulière aux commémorations et aux nombreuses manifestations qui se sont déroulées dans le cadre du centenaire. Une année comme une autre pour celui qui porte un regard critique sur la focalisation des Arméniens sur le passé et la mémoire douloureuse du génocide. « J’ai vu plein de reportages à la télé à ce sujet, maintenant c’est bon on sait qu’il y a eu un génocide, tout ce travail ne va pas nous rapporter nos morts. Il est temps de nous projeter sur le futur et de nous valoriser par rapport aux enjeux de demain car on ne peut pas continuer à se contenter de revendiquer… ». Dit-il d’une voix posée et déterminée.
« L’existence du peuple arménien repose sur son talent. Il existe plein de jeunes arméniens brillants partout dans le monde, qui sont riches par le cœur et les idées, ils font briller la mémoire de nos anciens d’une autre façon.
Leur créativité est à mon sens, la plus belle preuve que les Turcs n’ont pas réussi à nous détruire et qu’ils ne nous détruiront jamais ; je pense que nous n’avons pas besoin de reconnaissance pour vivre » affirme – ce créateur qui se sent davantage chez lui à Istanbul qu’à Erevan.
« Le Turc est une langue que j’ai plus entendu que l’arménien dans mon enfance. J’ai travaillé avec des Turcs et je leur disais ouvertement « chers clients, je vous fais payer dix pour cent de plus, c’est votre contribution » tout le monde comprenait le sens de mon propos et acceptait de payer dix pour cent de plus ». Cet « impôt du sang » est pour Alain une de ses plus belles victoires. Il ne rougit pas d’habiller les yeux et les visages de certains turcs qui sont fiers de dire que leurs lunettes ont été fabriquées par un arménien.
Posant devant sa Panhard (1957) © Tigrane Yegavian
Être arménien pour lui, c’est tout d’abord avoir l’esprit de la débrouillardise dans le sang. Entreprendre, générer des richesses et des emplois est sa passion. Lui qui a fondé huit entreprises depuis qu’il a vendu sa marque en janvier 2013, n’a pas peur de prendre des risques.
« Nous n’avons pas le droit de nous lamenter car nous avons connu le pire » dit-il non sans sagesse.
« J’ai voulu vendre pour donner à ma marque et à mon travail une pérennité qui aille au-delà de ma vie, ce qui compte pour moi est d’entreprendre plusieurs fois, vivre plusieurs vies » dit Alain. Travailleur acharné et exigeant, toujours en avance sur son époque, ce globe-trotter sur occupé n’a pas fini de surprendre et d’étonner avec ses créations qui font la fierté de moult Français d’origine arménienne. Prenant conscience que les cycles de création sont de plus en plus courts dans tous les domaines, l’ancien lunetier des stars s’est reconverti dans l’alimentaire. Il accompagne aujourd’hui le développement international du boucher de luxe Hugo Desnoyer dont une boutique s’est ouverte à Tokyo en novembre 2015. D’autres suivront au Lafayette Gourmet, à Paris, ainsi qu'à Marseille. À sons sens, il s'agit d'une autre façon de voir le métier de boucher, mais aussi une manière « de valoriser l’animal et ce qu’il y a dans l’assiette ». Optimiste à bon escient, il reconnaît « on a vécu tellement d’épreuves que tout ce que l’on a aujourd’hui ne peut être que positif. Et quand on lui demande quel serait le fil conducteur qui le pousse à dépenser tant d’énergies, il répond sans ambages : « le plaisir de la vie et du partage, partager ce qu’il y a dans une assiette comme d’une vision du monde, permettre à des personnes de se réunir. On a tous un passage très court sur terre, il faut avoir le plaisir de savoir en profiter »
Ce récit a été authentifié par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES. Notre rédaction remercie Alexia Demirdjian pour son concours apporté à la réalisation de cette histoire.
Photo de couverture Vahan Stepanian