Raffi Portakal est l'un des commissaires-priseurs et conservateurs d'art les plus réputés de Turquie. C'est à sa famille qu'il doit ce métier et ce mode de vie. Elle s'y consacre depuis plus d’un siècle : Yervant, le grand-père de Raffi, fonda la Galerie d'art et salle des ventes Portakal en 1914. Yervant gérait une galerie marchande dans le Grand Bazar d'Istanbul et le district de Pera. Aret, son fils, reprit l'entreprise familiale.
"J'ai la chance que mon grand-père et mon père se soient déjà fait un nom. Je représente la troisième génération dans cette entreprise. Ce qui n'est pas une tâche aisée. Quand on pense que notre galerie est antérieure à la République de Turquie, on peut s'imaginer à quel point il a été difficile de la maintenir dans des conditions aussi difficiles," précise Raffi.
Raffi Portakal fait débuter l'histoire de sa famille par le nom d'Hagop Kourken, un maître de chapelle et éditeur qui fonda une école à Constantinople et publia plusieurs ouvrages. Hagop était l'arrière-grand-père maternel de Raffi. Adepte du krapar (la langue arménienne classique), il tenta de ressusciter son enseignement au sein des écoles arméniennes. "Lors des massacres, les intellectuels de Bolis furent raflés et emprisonnés, dont le grand-père de mon père. Hagop Kourken n'en était pas : il est mort la même année avant les rafles."
Aret Portakal mettant aux enchères la célèbre collection de Satvet Lütfi Tozan. Raffi Portakal parmi la foule, exposant des pièces de cette collection. 1974. |
Né à Constantinople, Yervant Portakal, le grand-père paternel de Raffi, se mit à collectionner des œuvres d'art et à organiser des ventes aux enchères en 1914. Il organisa plus de 30 ventes aux enchères dans les demeures et les palais de l’aristocratie ottomane. "Ma grand-mère eut envie d'acheter des draps de lit provenant d'un palais. Mon grand-père se mit en colère et lui répondit que, si elle les voulait, elle n'avait qu'à se rendre à la vente aux enchères le lendemain," se souvient Raffi. "Lors de cette vente, il fit lui-même l'offre la plus élevée et les acheta pour les offrir à ma grand-mère."
Vergine Portakal, la grand-mère paternelle de Raffi, adorait la musique classique. Ses filles, Ashkhen et Rita, reçurent une éducation musicale et se firent ensuite un nom dans les milieux artistiques arméniens d'Istanbul. Aret, le fils de Vergine, reprendra la salle des ventes familiale.
Vergine Portakal, la grand-mère de Raffi (assise), avec ses enfants Aret, Ashkhen et Rita |
Du côté de sa mère, la famille de Raffi est originaire d'Ordu, une ville située sur le littoral de la mer Noire, au nord-est de la Turquie. En 1915, lorsque les Arméniens furent déportés d'Ordu, le grand-père de Raffi, Boghos agha Evrensel avait déjà deux enfants. Lorsque lui et sa femme eurent vent des massacres d'Arméniens qui avaient lieu ailleurs, le couple confia un des enfants aux bons soins d'une famille turque et l'autre à une famille grecque, puis prit la fuite. La grand-mère de Raffi était une couturière très douée, ce qui sauva le couple. Lorsqu'ils arrivèrent à Malatya en Anatolie Orientale, elle se mit à travailler pour l'épouse du maire. Ses filles jumelles, Manig (la mère de Raffi) et Anahid, naquirent à Malatya. En 1918, alors que les exactions commises contre les Arméniens perduraient, la famille partit à Samsun, puis revint à Ordu. Malheureusement, ils ne purent retrouver les enfants qu'ils avaient laissés derrière eux. La famille ne les revit plus jamais.
Ayant achevé sa scolarité dans les années 1940, la mère de Raffi désira entamer des études supérieures. Or il n'existait aucun établissement d'enseignement supérieur à Ordu. Suite aux demandes insistantes de la jeune fille et de sa famille, le père de Manig l'envoya étudier dans un institut de médecine rattaché à l'hôpital américain de cette ville.
Cette décision allait forger le destin de la famille. C'est dans cet hôpital que Manig soigna Aret Ohanes, atteint du typhus.
"Il guérit, puis il voulut rencontrer ma mère. Elle le rembarra, si bien que mon père fut obligé de manigancer un retour à l'hôpital en faisant semblant d'être malade. Il fut admis et, à nouveau, ma mère s'occupa de lui. Il lui déclara vouloir faire la connaissance de sa famille et l'épouser. Ils se fiancèrent et mon père se rendit à Ordu pour obtenir l'approbation de sa famille," poursuit Raffi en souriant. Une fois Manig et Aret mariés, toute la famille de Manig quitta Ordu pour Istanbul. Au fil des ans, la famille se dispersa aux quatre coins du globe.
Boghos agha, le grand-père maternel de Raffi, et sa famille à Ordu |
Raffi Portakal est né à Istanbul en 1946 et a été l’élève des Pères mékhitaristes dans le quartier de Şişli. Puis il étudia la psychologie à l'Université d'Istanbul. Quelques années plus tard, il voyagea à Paris pour parfaire ses compétences de commissaire-priseur. De retour à Istanbul, Raffi rejoignit son père en collectionnant et en vendant aux enchères des œuvres d'art.
"Mon père est vraiment un grand artiste, passé maître en matière de vente aux enchères. La plupart des gens qui assistent à ses ventes sont tout étonnés par ce qu'ils voient; ils en sont bouche bée !" s'enorgueillit Raffi.
En 1973 Raffi ouvrit sa galerie personnelle. Il se mit alors à se spécialiser dans l'acquisition et la vente de peintures et de manuscrits ottomans. "J'apprécie le fait qu'ils soient rares et uniques. Comparés au marché actuel, ils étaient ridiculement sous-estimés. Des tableaux qui atteignent des millions aujourd'hui partaient alors pour 100 000 ou 200 000 dollars. Je me suis fait un nom dans le milieu."
Raffi Portakal officiant comme commissaire-priseur, avec l'aide de son père Aret |
En 2004 Raffi commence à consolider ses liens avec des collectionneurs européens et organise la toute première exposition de toiles de Picasso en Turquie. Il conserve fièrement les coupures de presse de cet événement. "Ça c'est Hürriyet, le plus grand journal de Turquie. Regardez ce gros titre : 'Picasso à Nişantaşi.' Et celui-là, 'Picasso et moi'," note Raffi. Picasso fut bientôt suivi de Monet, Renoir, Dali et autres célébrités mondiales.
Raffi a aussi mis en place la collection et le musée de Sakip Sabançi, un important homme d'affaires et philanthrope turc. Cette collection a été exposée au Metropolitan Museum of Art de New York, au Louvre à Paris, au Deutsche Guggenheim de Berlin et dans d'autres grandes institutions. Raffi dirige aussi un collectif qui a rassemblé une collection appartenant au Patriarcat arménien de Constantinople ; il reconnaît qu'il a toujours eu un faible pour les artistes arméniens. Il apprécie tout particulièrement Ivan Aïvazovski, dont des œuvres sont parfois exposées dans la Galerie Portakal. "Aïvazovski a toujours été un sommet, une icône pour notre famille. Tout petit déjà, mon père m'expliquait à quel point Aivazovski était exceptionnel."
Raffi Portakal et sa fille Maya |
La Galerie d'art et salle des ventes Portakal mène au moins deux ventes aux enchères par an. "Nous avons envie de voir notre nom gagner en envergure lors de chaque vente, découvrir des objets d'une qualité unique, impossibles à trouver sur le marché ou ailleurs. La famille Portakal a toujours placé le prestige au-dessus de l'argent. C'est la loi non écrite de la famille, comme une marotte," explique Raffi. Outre le fait d'organiser expositions et ventes aux enchères, le lieu continue de publier nombre d'ouvrages et de catalogues.
Aujourd’hui, Raffi Portakal perpétue l'entreprise familiale avec Mayan sa fille unique. Ensemble, ils ambitionnent d'ouvrir de petites galeries afin d'exposer des œuvres d'art uniques dans différentes régions du monde.
Le secret du succès chez les Portakal ? "Ne pas décrocher, s'agissant de ce qui se passe à travers le monde. Mais anticiper ce qui n'existe pas encore. Il est important d'avoir une vision. Et aussi du courage et le sens de l'opportunité."
Cette histoire a été vérifiée par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES.