Marina Gambaroff est née de parents arméno-russes à Berlin en 1943. Au cours de sa carrière de psychanalyste, elle a publié de nombreuses études, dont Utopie der Treue [La fidélité : une utopie ?] (Rowohlt, 1984), "Kreativität und Religiosität" [Créativité et religiosité], "Archaische Reaktionsmuster im gruppendynamischen Setting" [Modèles de réaction archaïque en dynamique de groupe] et "Coaching und Lebenskunst" [Coaching et art de vivre]. Après avoir travaillé pendant des années comme analyste formatrice et responsable au sein de l'Association Psychanalytique Internationale et de diverses institutions allemandes, elle travaille aujourd'hui avec la Société Balint et conseille des couples en tant que psychothérapeute. Nous avons évoqué avec Marina ce qui caractérise le comportement de personnes qui pourraient figurer dans la liste des candidats pour le Prix Aurora.
- Irina Lamp : Imaginons une situation hypothétique pouvant arriver sur n'importe quel trottoir: un homme gît à terre et est roué de coups par deux autres. La plupart des gens se contentent de passer leur chemin ; quelques-uns dégainent leur téléphone et filment. Une seule personne, parmi tant d'autres, s'arrête pour apporter son aide. Pourquoi cette personne intervient-elle ?
- Marina Gambaroff : Les passants et ceux qui filment bloquent toute empathie. Ils sont probablement mus par la peur et la volonté de prendre leurs distances avec la victime grâce à la caméra. Or l'empathie et la compassion, combinées à la volonté de protéger la victime, sont les éléments qui motivent la personne qui se porte à son secours. Parfois il s'agit d'une décision délibérée et courageuse d'intervenir, mais il peut aussi s'agir d'une puissante impulsion subconsciente. D'un côté, elle peut être alimentée par l'envie d'aider sans prendre en compte de réels risques pour soi-même, et de l'autre - par un sentiment de sécurité, du genre : "Il ne va rien m'arriver." Un autre motif peut être le désir de répondre à ses propres attentes dérivées de la morale et d'une conscience mettant clairement l'accent sur une façon de procéder juste et décente. Surmonter son propre sentiment d'impuissance en intervenant peut aussi jouer un rôle.
- Irina Lamp : Quel est le facteur décisif faisant de quelqu'un un sauveur ? Est-ce son éducation ou bien son caractère inné ?
- Marina Gambaroff : Il est difficile de prévoir si quelqu'un interviendra en cas d'urgence ou pas. Ça dépend beaucoup des circonstances, mais l'ensemble des valeurs inculquées durant l'enfance joue aussi un rôle. Quelle importance la famille attachait-elle au soutien et à l'empathie, à la considération et à la compassion, à la reconnaissance et au respect mutuel ? A quel point est-il considéré comme nécessaire d'intervenir en faveur d'une personne sans défense ? Dans quelle mesure avons-nous éprouvé, enfants, l'amour et la protection de nos parents ? Et puis, il y a, bien sûr, la question de savoir si nos parents ont été de bons modèles éthiques auxquels l'on puisse s'identifier.
- Irina Lamp : Est-ce une absence d'empathie qui pousse tant de gens à ignorer ceux qui sont le besoin, tout en connaissant leur affreuse situation ? Ou bien est-ce le flot de films et d'images représentant la violence et la mort qui nous immunisent contre ce type de souffrance ?
- Marina Gambaroff : Il n'est pas certain que le fait d'être bombardé d'images et d'informations conduise à une sorte d'immunité. Des études montrent que les enfants qui regardent régulièrement des films violents n'en deviendront pas nécessairement plus agressifs, aussi étonnant que cela puisse être.
N'oublions pas que des gens ont été les observateurs impassibles d'atrocités par le passé, lorsque tout un groupe était exterminé, comme les Arméniens durant le génocide ou les Juifs durant la Shoah.
- Irina Lamp : Peut-on dire qu'il existe un "sauveur potentiel" qui sommeille en chacun de nous?
- Marina Gambaroff : Si nous croyons que les gens sont fondamentalement bons, je dirais que les gens sont en général enclins à aider. Or la situation sociale et économique d'une personne doit être propice pour qu'elle puisse développer ce genre de propension en premier lieu. Il faut se sentir suffisamment fort pour aider, et non être menacé.
- Irina Lamp : Que faire pour que toutes les informations sur les atrocités perpétrées à travers le monde poussent les gens à intervenir ?
- Marina Gambaroff : L'information nous aide à nous familiariser avec des problématiques et donc à nous en sentir plus proches. Moins nous en savons sur les autres peuples et cultures, plus étranges ils nous apparaissent et plus nous nous montrons indifférents à leur égard. "L'altérité" est souvent perçue comme une menace. Moins les gens nous sont familiers, moins nous sommes scandalisés par l'injustice qu'ils doivent subir. L'empathie est essentielle à l'action. A moins de voir au-delà de l'"altérité," nous continuerons de la considérer comme une menace. On pourrait en déduire que nous sommes plus enclins à intercéder en faveur d'un groupe de gens qui nous sont familiers. Or n'oublions pas qu'à travers l'histoire, les intérêts politiques et économiques ont à maintes reprises poussé un peuple à en persécuter un autre, après avoir longtemps cohabité.

- Irina Lamp : Quel type de dommage un traumatisme peut-il provoquer, si ceux qui en souffrent sont incapables de faire avec ?
- Marina Gambaroff : Les expériences traumatisantes ont un effet destructeur sur le corps et l'âme. Souvent, les gens qui ont été gravement traumatisés souffrent de souvenirs qui refont surface et amènent les victimes à revivre sans cesse leur souffrance. Il faut parfois peu de choses, comme un bruit ou une odeur, pour déclencher un flashback. La liste des symptômes associés au syndrome de stress post-traumatique (SSPT) est longue : insomnie sévère, poussées d'angoisse, graves maux de tête, douleur non spécifiée, faible concentration, trous de mémoire, accès de contrariété, forte irritabilité, état constant de vigilance, désir de se cacher par sentiment de honte ou de culpabilité d'avoir survécu, bien que ces personnes soient elles-mêmes victimes. Les victimes développent une profonde méfiance et reculent devant la réalité par peur de perdre la raison. L'aptitude à apprendre à affronter des événements traumatiques dépend essentiellement du niveau de stabilité dont les victimes bénéficient grâce à leur entourage, ainsi que des implications culturelles du traumatisme qu'elles ont subi. Si une femme déshonorée par un viol est considérée comme une honte par sa famille, elle aura peu de chance de trouver le soutien nécessaire à sa guérison.
- Irina Lamp : Les effets à long terme de tels traumatismes peuvent-ils se transmettre au fil des générations ?
- Marina Gambaroff : Imaginons une mère de famille qui est agitée, qui se sent coupable ou honteuse, qui souffre d'insomnie tout en ayant peur de se lier à ses enfants à un niveau intime, ne voulant pas leur faire porter le poids de son angoisse. Ou bien imaginons un père de famille incapable de véritablement protéger sa famille, tenaillé par un manque sévère d'estime de soi et un fort sentiment de culpabilité combiné à des crises d'angoisse récurrentes et de terribles maux de tête, persuadé d'avoir raté sa famille. En raison de leur stress, ces parents sont incapables d'apporter à leurs enfants le soutien, le réconfort et la sécurité nécessaires. Naturellement, ces enfants éprouvent en partie l'incertitude émotionnelle et la peur de leurs parents. Ce genre de situation peut les amener à se sentir redevables envers leurs parents qui ont dû vivre tant de souffrances, en les incitants à s'occuper sans cesse de leurs parents, tout en ayant l'impression de se voir voler leur vie. Il existe des familles dans lesquelles le SSPT passe de génération en génération, infligeant des dommages durables à chacun.
- Irina Lamp : De nombreux travailleurs humanitaires dans des régions dévastées par la guerre sont contraints d'assister à des atrocités. Sont-ils eux aussi affectés par le traumatisme ?
- Marina Gambaroff : Ceux qui aident ont à leur tour besoin de soutien pour rester stables au plan psychologique. Leur vécu est pour eux un lourd fardeau à porter. Il est nécessaire pour eux d'avoir l'opportunité d'en parler : ils ont régulièrement besoin d'un lieu refuge où élever leur esprit. Quant on voit autant de malheurs, il est certain que cela a un impact. Un intervenant d'origine arabe, qui aide des réfugiés, m'a dit un jour : " Parfois je rentre chez moi et je pleure toute une heure parce que j'entends toutes ces histoires horribles !" Les aidants ont eux aussi besoin d'aide pour poursuivre leur tâche noble et difficile.
- Irina Lamp : D'après vous, la reconnaissance, y compris sous la forme de distinctions comme le Prix Aurora, apporte-t-elle un soutien psychologique aux sauveurs et les renforce-t-elle dans leur volonté d'aider ?
- Marina Gambaroff : Il s'agit certainement d'une aide importante si les sauveurs se sentent valorisés et reconnus pour leur dévouement et leur engagement. Ce genre de renfort peut s’avérer être un soutien, dans la mesure où il apporte aux aidants un réconfort et leur donne la force de poursuivre leur tâche, à la fois belle et difficile. Je pense qu'il est essentiel pour la plupart des gens de se sentir valorisés et reconnus pour ce qu'ils font. Naturellement, il est des gens qui évitent le feu des projecteurs et qui préfèrent aider en silence. Mais ce genre de récompenses remplit deux fonctions essentielles à la fois : apporter à chaque aidant une valorisation et une reconnaissance individuelle, tout en amenant l'opinion à prendre conscience des maux dont souffre notre monde. Ainsi les gens sont-ils mieux informés des lieux où le besoin d'aide, ne serait-ce que sous la forme de dons, est le plus urgent.
Au nom des survivants du génocide des Arméniens, en témoignage de gratitude envers leurs sauveurs, le Prix Aurora for Awakening Humanity sera remis annuellement à une personne qui s’est distinguée par son dévouement exceptionnel dans la défense d’une cause humanitaire et de la protection de la vie humaine. Le lauréat du Prix Aurora recevra une somme d’un million de dollars. Il aura en outre le privilège de poursuivre le cycle de récompenses en sélectionnant le nom d’une organisation qui l’a inspiré dans son engagement qui recevra à son tour la somme d’1 million de dollars. Le Prix Aurora sera décerné chaque année le 24 avril à Erevan en Arménie.