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La liste Jeretzian

La liste Jeretzian

En 1981 Ara George Jeretzian devint le premier de la vingtaine d'Arméniens à avoir leur nom dans la liste des Justes parmi les nations - un titre honorifique créé par l'Etat d'Israël afin de distinguer les non-Juifs qui ont risqué leur vie durant la Shoah pour sauver des Juifs de l'extermination par les nazis. Durant la Seconde Guerre mondiale, Jeretzian sauva plus de 400 Juifs en les cachant dans un hôpital qu'il avait fondé à Budapest sous l’occupation allemande. 
 

Issu d'une fratrie de cinq enfants, Ara Jeretzian naquit à Constantinople en 1918. Peu après sa naissance, toute sa famille s'enfuit en Hongrie pour échapper aux persécutions qui frappaient alors les Arméniens. Dans les années 1930 Jeretzian adhéra au mouvement de jeunesse du parti fasciste hongrois des Croix fléchées, mais en démissionna lorsque la persécution des Juifs débuta. Il se fit tailleur.

En mars 1944 Budapest fut occupée par l'armée allemande. Les Juifs de la ville furent soumis au couvre-feu et regroupés dans un ghetto. Plus de 220 000 personnes étaient censées y être amenées afin d'être envoyées dans les camps de la mort en Pologne.

Jeretzian fait rapidement le parallèle entre les événements dont sa famille fut témoin 30 ans plus tôt et ce qu'il observe en plein cœur de l'Europe.

Son fils, Ara Jeretzian Jr., homme d'affaires à Vienne, explique : "Comme sa mère lui avait raconté un tas d'histoires sur la persécution des minorités en Turquie, mon père se sentit moralement obligé de tout faire pour aider d'autres gens qui se retrouvaient dans une situation identique. Après tout, ce n'était qu'un être humain."

 

La famille Jeretzian (de gauche à droite) : Maria l'épouse d'Ara, sa fille Sofia, sa mère Sofia, son fils Ara Jeretzian Jr. et Ara. Extrait des archives familiales d'Ara Jeretzian.

A l'automne 1944, l'armée soviétique s'approcha de Budapest. Ara Jeretzian, âgé de 26 ans à peine, fut nommé commandant de la défense civile dans le sixième district de Budapest. Ilby Frank, une des personnes sauvées par Jeretzian, poursuit :

"Comme Jeretzian nous l'a raconté, il quitta le parti fasciste au début de la guerre, sans plus s'inquiéter. Il remit alors son vieil uniforme militaire et alla voir le ministre de l'Intérieur. Jeretzian lui déclara que les Russes étaient très près, qu'il y avait beaucoup de blessés dans la ville et que les hôpitaux existants ne pouvaient les prendre en charge. Il proposa la création d'un nouvel hôpital où il pourrait réunir les meilleurs médecins et chirurgiens. Le ministre signa le décret accordant à l'hôpital tout le nécessaire. C'était tout simplement incroyable !"

D'après Frank, Jeretzian déroba aussi plusieurs sceaux et courriers signés par le ministre, dont il fit ensuite usage pour protéger les résidents de l'hôpital.

Avec le célèbre psychiatre juif hongrois Ferenc Völgyesi, il ouvrit une clinique située au 1 rue Zichy Jeno. Cette clinique sauvera des centaines de vies.

Ilma Frank parle de l'hôpital Ara Eretsyana. Archives de la Fondation USC Shoah.

 

Robert Holczer n'avait que 15 ans lorsqu'il dut quitter avec sa mère la maison de sa tante, essayant d'échapper aux persécutions des nazis à la fin de l'automne 1944. Son histoire est conservée dans les archives du Musée-Mémorial de la Shoah à Washington, DC. Le deux-pièces de sa tante abrita dix proches, mais tout en étant à l'étroit ils étaient tous heureux car, au moins, ils pouvaient dormir en paix. Holczer pense que la décision de quitter cette maison fut décisive - juste au moment où la clinique de Jeretzian et Völgyesi ouvrait.

"Jeretzian était grand et bel homme. Il portait l'uniforme fasciste et faisait peur à beaucoup de gens, mais il était très gentil avec nous," se souvient Holczer.

Ara Jeretzian s'installa dans les sous-sols de l'hôpital avec plusieurs collaborateurs fidèles. Avec Völgyesi, il parvint à constituer une équipe avec des professionnels hautement qualifiés. Tous ceux qui étaient persécutés par les nazis pouvaient trouver refuge dans l'hôpital, qu'ils soient patients ou membres du personnel. A cet effet, Jeretzian se procura de faux papiers. Ils réussirent à sauver 440 Juifs au total, dont 40 médecins. Le parti des Croix fléchées procédait rarement à des inspections, en dépit de nombreux rapports signalant que Jeretzian cachait des Juifs. Les fascistes en étaient distraits par les récits détaillés des prouesses médicales de l'hôpital.

 

 

1 rue Zichy Jeno, Budapest

Dans son ouvrage Stories of a Survivor, le médecin canadien Norbert Kerényi nous fait partager ses souvenirs d'alors à l'hôpital. Kerényi avait 17 ans à l'époque. Un jour, il croise dans la rue un ancien condisciple de lycée. Le garçon, portant un uniforme nazi, ne serre pas la main de son ancien ami, signale au contraire au commandant du 6ème district qu'il a vu un Juif entrer dans l'hôpital et demande l'autorisation de l'arrêter. Le commandant (Jeretzian en personne) lui répond qu'il connaît personnellement ce Juif, ajoutant que si le jeune homme est un patriote aussi fervent, il doit partir au front et y combattre.

"La situation était vraiment dangereuse, mais notre commandant, George Ara Jeretzian m'a protégé," écrit Kerényi.

La clinique joua un rôle important dans la vie urbaine en fournissant une aide médicale gratuite aux habitants du quartier. En novembre 1944, quand l'armée soviétique cerna Budapest, la clinique fut transformée en hôpital militaire à part entière. Durant le siège, les nazis furent impressionnés par le patriotisme de Jeretzian, car il soignait à ses frais les soldats hongrois et les habitants de Budapest.

 

Faux papiers d'un patient de Jeretzian. Extrait des archives de l'Open Society Institute.

"La période du siège fut fertile en événements, avec des actions et interactions constantes. En un sens, on pourrait dans une certaine mesure les comparer aux Quarante Jours du Musa Dagh, écrit par Franz Werfel, décrivant un petit groupe d'Arméniens résistant au génocide conçu par la Turquie. Notre résistance fut essentiellement passive, grâce à de faux papiers et à la protection de l'hôpital," écrit Norbert Kerényi.

Avant l'occupation, plus de 250 000 Juifs vivaient à Budapest. Durant la Shoah, la plupart d'entre eux furent liquidés par les nazis. Les massacres de masse se poursuivirent jusqu'à l'entrée de l'armée soviétique dans la ville.

Chaque Juif découvert en dehors du ghetto faisait l'objet d'une marche de mort en direction du Danube.

Plusieurs familles non juives vivaient dans l'enceinte de l'hôpital. Certaines espéraient que cela les protègerait lorsque l'Armée Rouge entrerait dans la ville. Mais, même à ce moment-là, certains continuèrent à informer leurs voisins.

 

Ara Jeretzian avec sa femme Maria, sa fille Sofia, et son fils Ara, 1956. Extrait des archives familiales d'Ara Jeretzian.

"Peu avant l'assaut des militaires contre la ville, un voisin nous informa et les fascistes tentèrent de désarmer les hommes de Jeretzian pour les empêcher de nous protéger. Il semblait un peu perplexe. Nous nous préparâmes tous à plier bagage et à partir, mais soudain Ara fut de retour, muni d'un document émanant d'une autorité supérieure et leur ordonna de s'en aller, en arguant du fait qu'il s'agissait d'un territoire sous protection et que la clinique travaillait pour le gouvernement," rappelle Holczer.

Voilà comment Ilby Frank relate cette histoire :

"Le 2 janvier, au petit matin, nous fûmes réveillés par les nazis hongrois. Ils nous ordonnèrent de sortir dans la cour. L'air hivernal était très froid. Jeretzian arriva, vêtu d'un uniforme nazi, et il leur ordonna de ne toucher à personne, en attendant qu'il contacte ses supérieurs. Après plusieurs heures, il revint avec une lettre signée du ministre. Deux jours plus tard, Jeretzian avoua à mon mari qu'il n'avait pu trouver le ministre car le gouvernement était déjà en plein chaos. Il prit simplement une feuille de papier avec la signature du ministre, écrivit lui-même la lettre en y apposant un des sceaux qu'il avait dérobés auparavant."

 

Ara Jeretzian Jr. avec ses filles Constance et Clarissa. Extrait des archives familiales d'Ara Jeretzian.

Le 13 février 1945, Budapest fut conquise par l'armée soviétique, qui commença à arrêter les nazis et leurs collaborateurs. Une fois la ville libérée, Ara Jeretzian fut arrêté et passa près de six mois en garde à vue auprès des services secrets soviétiques.

"C'est là qu'il rencontra un gardien de prison arménien qui lui conseilla de ne signer aucun aveu. C'est ainsi qu'après avoir beaucoup souffert de la torture, il fut finalement élargi," précise Jeretzian Jr.

Au début des années 1960, Ara Jeretzian partit pour Vienne. Il resta en contact avec une poignée de gens qu'il avait sauvés.

"Père ne pensait guère à la reconnaissance. Pour lui, tout ce qu'il avait fait allait de soi," note son fils.

Ce n'est qu'en 1982 que l'ambassadeur d'Israël en Autriche et l'évêque de l'église arménienne remirent à Ara Jeretzian la médaille de Yad Vashem [Juste parmi les nations] lors d'une cérémonie à l'église arménienne de Vienne. 

Ara Jeretzian est décédé en 2010. Il avait 92 ans.

"Pendant des années, personne ne s'est intéressé à cette histoire de sauvetage. Mais, ces dernières années, mon père a été plusieurs fois récompensé à titre posthume. En ce moment, un documentaire sur lui est en cours de tournage, et il y a un projet d'apposer une plaque commémorative sur le bâtiment où se trouvait l'hôpital," s'enorgueillit Ara Jeretzian Jr.

Dans l'histoire de l'humanité, des gens comme Ara Jeretzian ont risqué leur vie, leur carrière et leur bien-être pour sauver d'autres gens. Au nom des survivants du génocide arménien et en témoignage de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs, le Prix Aurora for Awakening Humanity reçoit actuellement les candidatures au prix remis chaque année à un héros de notre époque : une personne dont les actions ont eu un impact exceptionnel en matière de protection de la vie humaine et de progrès des causes humanitaires. Les candidatures sont ouvertes au public jusqu'au 9 septembre 2016.