Andreï Lochak : "Ayez confiance"

Andreï Lochak : "Ayez confiance"

Journaliste de premier plan en Russie, Andreï Lochak s'est rendu célèbre par ses reportages sans concession pour l'émission "Profession : Reporter" de la chaîne NTV. Ses collègues comme les autorités reconnaissent et honorent son talent : il a remporté le prix TEFI en 2003 et a été décoré de l'Ordre du Mérite pour la Patrie, première classe.  

La marque de fabrique de Lochak se caractérise par une critique sans faille de tout ce qui cloche dans la situation actuelle. Tel un diagnosticien expert il les relève et les met en lumière dans ses séries documentaires en plusieurs parties. Parmi ses réalisations les plus remarquables et percutantes de ces dernières années, citons le "documenteur" "Russie. Eclipse totale," "Anatomie du processus" et "De Saint-Pétersbourg à Moscou : un parcours à part."

En 2015, Andreï est devenu rédacteur en chef de Takie Dela - une plateforme média novatrice qui combine journalisme responsable et action humanitaire. Mais il reconnaît que travailler pour la télévision lui manquait quand, assis à son bureau, il a saisi la proposition de voyager aux quatre coins du monde pour réaliser des reportages sur les finalistes du Prix Aurora for Awakening Humanity.

Andreï Lochak dirigeant un atelier à Erevan. Photo : Aurora Humanitarian Initiative

G.M. : Le site Takie Dela, dont tu étais encore récemment le rédacteur en chef, permet à des journalistes de contribuer activement à résoudre des problèmes sociaux. Comment est né ce projet ?

A.L. : Ça s'est trouvé comme ça. Mitya Alechkovski, qui a une formation de photojournaliste, mais qui est milite pour les droits de l'homme, a eu cette idée et pour créer sa fondation caritative, on a développé un média dédié. Imagine : tu apprends quelque chose d'horrible et tu te dis : "Qu'est-ce que je peux faire ?" Pour chaque histoire, on propose aux lecteurs un moyen d'aider. Tu cliques sur des liens et tu fais un don à une organisation fiable qui sauve des gens.    

G.M. : Ce projet a une audience importante. Est-ce que ça signifie qu'il existe une demande dans la société pour ce genre d'initiatives caritatives ?

A.L. : C'est très difficile d'obliger les gens à lire des histoires pénibles faites de souffrance et de maladies, et je ne dirai pas qu'on a une audience énorme. On est bien partis, mais rapidement nos statistiques ont plafonné : on a jusqu'à un million de visiteurs dans un bon mois. Mais c'est un vrai défi d'amener des gens qui n'ont aucune expérience de l'action humanitaire à lire ça.

En Russie, moins de 10 % de la population a donné une fois de l'argent pour une action caritative.

Mais il est important de produire du contenu que les gens qui visionnent des vidéos amusantes auront envie de lire. Nous avons recruté le directeur photo d'un autre média engagé, Russian Reporter et on a mis le paquet sur la partie visuelle de notre contenu. Résultat, nous avons maintenant un média qui compte avec une audience relativement importante, mais beaucoup reste à faire.

Andreï Lochak s'entretient avec Syeda Ghulam Fatima, finaliste du Prix Aurora, près d'un four à briques à Lahore, au Pakistan. Photo : © krutoymarshrut

G.M. : Toujours est-il que tu as quitté tes fonctions à Takie Dela quand on t'a proposé de réaliser des reportages pour l'Initiative Humanitaire Aurora. Pourquoi ?

A.L. : Je n'avais jamais été rédacteur en chef jusque là, c'est une responsabilité très importante qui prend tout ton temps. J'avais envie de continuer à faire des films et cette initiative résonnait vraiment en moi.

Lors d'une manifestation caritative, un bénévole s'est approché de moi et m'a demandé : "Tu pourrais écrire des histoires plus rassurantes ? On connaît déjà toutes ces choses horribles dont tu parles, on aimerait carburer à autre chose."

La vision initiale qui présidait à Takie Dela partait de l'idée que 70 % du contenu serait centré sur les événements dramatiques et tragiques, et 30 % qui se terminent bien. Malheureusement, le côté dramatique s'est révélé plus fréquent et on était à court d'histoires positives. Donc, quand j'ai entendu parler du Prix Aurora, de ces histoires du bien qui triomphe du mal, c'était quelque chose qui nous manquait. Comme dit Marguerite Barankitse, la lauréate du Prix Aurora: "L'amour triomphe toujours du mal." Et c'est vrai, parce que sinon on ne serait pas là. Diffuser ce message me paraît essentiel.

Ce prix a un caractère universel qui a tout de suite résonné en moi, tout comme l'histoire du génocide des Arméniens - mon père est Juif. Je ressens au plus profond de moi ce qu'est un génocide et ce qui le rend si horrible.

Andreï Lochak lors d'une manifestation contre le travail forcé à Lahore, au Pakistan. Photo : © krutoymarshrut

G.M. : Comment prépares-tu un reportage ?

A.L. : Honnêtement, j'ignorais tout du travail forcé dans le sous-continent indien , ou du conflit armé entre la Séléka et les Anti-balakas en République Centrafricaine. Je connaissais l'empereur Bokassa, ce cannibale qui conservait des cadavres au réfrigérateur ; j'avais entendu parler du génocide rwandais. Mais je n'avais aucune idée des détails atroces que j'ai découverts quand on est arrivés là-bas. On a dû visionner des heures et des heures de vidéos horribles.

L'Afrique, où travaillent la majorité des finalistes, est à bien des égards dans l'adolescence de l'humanité.

Les gens ici peuvent être adorables et formidables, mais ils peuvent aussi être cruels - comme peuvent l'être des adolescents en fait. Je ne connais pas d'autres endroits où on peut trouver autant de cruauté à grande échelle. On a dû communiquer par téléphone avec certains finalistes, ce qui était difficile aussi. Par exemple, ça été toute une histoire d'entrer en contact avec le docteur Tom Catena, qui travaille clandestinement dans les Monts Nouba au milieu des rebelles et sous la menace constante des raids aériens de l'armée soudanaise.

Un enfant au Rwanda. Photo : © krutoymarshrut

G.M. : T'es-tu trouvé en danger quand tu filmais ces documentaires ?

A.L. : Ce que Fatima fait est en réalité illégal, car ces fours sont des propriétés privées. Elle verse un bakchich à un des gardiens et s'arrange avec les autres pour qu'ils regardent ailleurs. On pouvait être arrêtés à tout moment. On ne restait pas longtemps et les caméramans se plaignaient de ne pas avoir assez de temps pour filmer.

Mais à 5 heures du soir, Fatima nous disait : "C'est tout, ils arrivent, il faut partir." On avait envie de filmer un superbe coucher de soleil, mais c'était comme ça - on sautait dans la voiture et on démarrait à toute vitesse.

On ne réalisait pas clairement ce qui se passait ; encore plus la nuit, des missions très difficiles et risquées. On n'avait pas vraiment conscience des risques ; on suivait simplement notre héroïne. "Actuellement nous nous trouvons dans le secteur le plus criminel du Pakistan, où tout est contrôlé par la mafia ; en fait, il peut nous arriver n'importe quoi," nous disait-on. "Restez-là les gars, pendant qu'on parle à la police !" On se retrouvait dans une rue sombre où les habitants n'avaient encore jamais vu de Blancs. Des gosses nous entouraient ; tous ces gens bizarres qui sortaient, les motards qui nous croisaient. On n'avait aucune idée de ce qui pouvait arriver. Heureusement, tout s'est bien passé.

G.M. : Tu as qualifié une fois les finalistes du Prix Aurora de "saints modernes." Qu'est-ce qui les rend à part ?

A.L. : Ils sont tous très différents. Le Père Bernard, par exemple. Un jeune homme, diplômé en théologie. Il a été envoyé en République Centrafricaine, où il s'est retrouvé dans des situations terribles et ses qualités incroyables ont fait merveille. Il n'était pas obligé de faire ce qu'il a fait, il n'était pas obligé de cacher des musulmans - personne ne le lui aurait reproché. Et puis il y a des gens comme Doctor Tom, qui a fait le choix de vivre en ermite au service des gens. Il est tout d'abord parti au Kenya, mais il a trouvé ça trop facile, trop pépère, alors il est allé plus loin, au Soudan, avec les bombardements aériens.

Tom Catena a découvert ce qu'il cherchait - l'endroit qui avait le plus besoin de lui. Cet homme est sans doute un saint.

Il est très croyant et porte sa croix. La majorité des finalistes sont comme ça - Syeda et Marguerite aussi - tous portent leur croix.

GM : En quoi ta rencontre avec ces personnes a changé le cours de ta vie ?                                  

A.L. Ils n’ont pas changé ma vie, mais ils ont changé quelque chose en moi. Si vous restez cloisonné dans votre petit monde russe, il est très facile de se désillusionner. La situation en Russie est difficile, encore plus quand on est journaliste. Vous vous sentez inutile dans votre travail journalistique. Mais ces personnes sont dans une situation un million de fois plus difficile. La pression qu’ils endurent et les risques qu’ils prennent sont incomparables. Or, tout cela ne les a pas brisés. Ils ont continué à se battre et ils ont gagné. Cela me donne de l’espoir. Tu réalises que tout devient possible, aussi longtemps que tu crois et que tu ne désespères pas.

 L’idéal qui réunit tous les finalistes est leur foi en la victoire et en ceux qui les entourent. Ils croient qu’il y a une part de bonté partout. Chaque fois que je perds espoir, je me souviens de Maggy, Tom et de tous et je me rends compte que je n’ai pas le droit de perdre foi en l’humanité.