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Nora Armani

Nora Armani

« Dans ma grande famille, le mot « Arménie » relevait du sacré. Notre enfance était comme imprégnée de ce mot, qui portait en lui toute l’essence de la vie » dit la comédienne vivant aux États-Unis, Nora Armani. « À chaque fois que je me rends en Arménie, je me sens régénérer. C’est comme si ma patrie me rendait plus forte. En tant que comédienne arménienne, il est également très important pour moi d’avoir la possibilité de venir en Arménie et jouer en arménien. C’est une occasion exceptionnelle de vivre au sein de ma patrie ».

En mai 2015, Nora Armani a incarné l’héroïne Zarouhi, le personnage principal de la pièce Mercedes, représentée au Théâtre des Jeunes Spectateurs d’Erevan. La pièce a pour thème le retour dans la patrie : Zarouhi, fille de rescapés du génocide des Arméniens, émigre en Arménie en 1946. Durant toute la pièce s’en suit une correspondance entre Zarouhi et sa sœur Mercedes qui vit en Grèce.

« Le thème de la pièce m’avait paru si familier, que je m’étais presque identifiée au personnage que j’incarnais. Le rapatriement a occupé l’esprit de tous les exilés, y compris celui de leurs descendants nés plus tard, loin de leur pays. La plupart du temps personne n’en parlait, mais je suis sûre que dans le cœur de chacun vibrait le rêve mélancolique de revenir un jour dans sa patrie ».  Confie celle qui a dédié cette pièce à tous les membres de sa famille qui furent rapatriés en Arménie.  

La comédienne et metteur en scène Nora Armani vit à New York. Elle est née au Caire en Égypte où elle a étudié à l’école arménienne Nubarian. Elle a interprété des rôles principaux dans des séries télévisées anglaises, américaines et égyptiennes et également tourné dans des courts et longs métrages. À New York, elle a mis en scène des œuvres d’Agnès Jaoui, de Jean-Pierre Bacri, d’Alexandre Dumas et de William Saroyan qu’elle a également mis en scène à Erevan.  Les œuvres en prose et en vers de ce dernier ont été publiées dans différents recueils. Les pièces « Séjour en Ararat » avec Gérald Papazian, « Sur le divan avec Nora Armani » et « Prêtez-moi une identité s’il-vous-plaît » ont connu un succès international et ont été diffusés sur les radios françaises et américaines.

Le nom « Armani » porte en lui la mémoire d’Arminé, la mère de Nora, et de ses origines arméniennes.

Avant l’entretien, Nora note dans un carnet plusieurs prénoms en arménien occidental : Arminé, Marie, Hagop, Vahram, Berdjouhi, Zarouhi, Gousiné, Thakouhi, Aroussiak, Vazken. Elle prend soin de n’oublier personne et tâche de rester fidèle au récit de ses ancêtres. Ce sont les noms de ses proches, de tous les membres de sa famille, de ceux qui ont survécu au génocide et de leurs descendants.

Nora Armani

« L’histoire de mes origines reste à jamais en moi. Souvent, je parle en pensée avec chacun des membres de ma famille. J’ai parfois l’impression que nous nous posons tous la même question : que se serait-il passé si nos arrière-grands-parents n’avaient pas été déportés ? Nous serions probablement tous nés sur nos terres d’origine. Nos racines auraient été si profondément ancrées que nous nous ne serions pas dispersés aux quatre coins du monde. A mon avis, ceux dont les racines se sont le plus renforcées, sont ceux qui ont émigré en Arménie.

C’est un fait indéniable, la terre de la patrie constitue une source irremplaçable de force et de vitalité, et ce dans n’importe quelle condition », affirme la comédienne.

Les arrière-grands-parents de Nora Armani sont originaires de la lointaine Césarée (aujourd’hui Kayseri en Anatolie centrale). Nora est la petite fille de Marie Azatian et Sepon Egserdjian du côté paternel, et de Gousiné Guemidjian et Hagop Basmadjian du côté maternel.

« Je fais partie de la troisième génération des descendants des rescapés du génocide. J’ai toujours eu en moi le sentiment que ce que l’on m’avait raconté m’était arrivé à moi aussi, comme si j’avais tout vu de mes propres yeux. En réalité, les rescapés n’aimaient pas beaucoup parler de cela, ils étaient comme muets. Dans leurs joies il y avait toujours une sorte de tristesse. Plus tard, à l’âge adulte j’ai réalisé que ce sentiment était de la nostalgie », raisonne Nora

La famille de Marie Azatian et de Sepon Egserdjian

Marie Azatian et Sepon Egserdjian étaient les parents du père de Nora, Agripas Egserdjian. La « grand-maman » Marie Azatian, est née à Césarée. Son père, Hagop Azatian, était un homme riche : il possédait un champ de tabac qu’il exportait vers l’Égypte. A cette époque, les plus célèbres fabrications égyptiennes de tabac telles que « Eastern Company », « Matossian », ou encore « Ipekian » appartenaient aux Arméniens. Avant la naissance de Marie, Hagop Azatian avait déjà trois filles, et il rêvait d’avoir un fils : si son quatrième enfant était un garçon, il avait promis d’aller le baptiser à Jérusalem et de donner l’équivalent du poids du nouveau-né en offrandes. Mais en 1886 naît une quatrième fille, Marie, la grand-mère de Nora. Hagop emmena tout de même sa fille alors âgée de 40 jours se faire baptiser à Jérusalem.

La femme de Hagop Azatian, Verguiné, et sa fille Marie.

La femme de Hagop Azatian, Verguiné, était clairvoyante et avait pressenti les dangers à venir pour les Arméniens en Turquie. Son mari passait la plus grande partie de l’année sur la route entre l’Égypte et Césarée. Au début de l’année 1910, alors que Hagop était de nouveau en Egypte, Verguiné vendit tous leurs biens, et sans prévenir personne partit rejoindre son mari avec ses quatre filles. La famille venait juste d’arriver que Hagop mourut de maladie. Verguiné et ses quatre filles, Zarouhi, Aroussiak, Eugénie et Marie restèrent alors en Égypte. La plus grande, Zarouhi qui était déjà mariée à Kayseri était venue avec son mari, Missak Latchinian.

 « Tous ces noms ont une histoire particulière. Cent ans après, nous continuons à raconter ces histoires, comme si nous cherchions encore des réponses : pourquoi devaient-ils devenir des exilés ? Pourquoi devaient-ils ressentir l’amertume du rescapé ou survivant ? ». Nora cherche toujours des réponses à ces questions.

Les sœurs Azatian, Eugénie et Marie

Après avoir laissé loin derrière eux leur vie et leur maison de Césarée, la famille Azatian tente de se reconstruire en ouvrant un atelier de couture en Égypte. La vie reprit son cours, les filles se marièrent. Aroussiak épousa Mihran Zarkarian, mais malheureusement elle mourut jeune. Lorsque débuta la vague de rapatriement vers l’Arménie soviétique, Mihran Zarkarian et ses trois filles, Thakouhi, Hasmik et Arminé, décidèrent d’émigrer en 1948. Eugénie se maria avec Thorkom Boghossian, un Arménien originaire d’Aghert, et Marie, la grand-mère de Nora, se maria avec Sepon Egserdjian, un Arménien de Constantinople.

Marie Azatian et Sepon Egserdjian le jour de leur mariage

Sepon Egserdjian, le grand-père de Nora, était bijoutier. Il avait quitté Constantinople en 1914 pour l’Égypte. Sepon et Marie ont eu trois fils, Kévork, Hagop et Akripas, le père de Nora, qu’on appelait également Varoujan.

 

 

Hagop, Kévork et Akripas (Varoujan) Egserdjian

« Césarée est pour moi un nom précieux : les parents de ma mère Arminé Basmadjian en étaient également originaires. Je caresse le rêve de m’y rendre. Je ne sais pas ce que j’y trouverai, mais je pourrai au moins voir le monde à travers les yeux des membres de ma famille et goûter aux instants sacrés qu’ils avaient vécus là-bas », dit Nora.

La famille de Gousiné Guemidjian et Hagop Basmadjian.

Gousiné Guemidjian et Hagop Basmadjian, les parents d’Arminé Basmadjian, la mère de Nora, étaient originaires de Césarée.

Le père de Gousiné était le prêtre Ghevond Guemidjian. C’était un grand homme, très respecté. Le père Ghevond et sa femme avait quatre enfants, tous étaient nés à Césarée. L’aîné, Gousiné, était née en 1890 et avait déjà 25 ans en 1915. Ses sœurs s’appelaient Azniv, Hranouch et Berdjanouch. Cette dernière était la sœur cadette, elle avait 10 ans en 1915, tandis que Gousiné était déjà mariée à l’instituteur Hagop Basmadjian, et avait un fils d’un an qui s’appelait Vahram.

« Parfois cela me semble tout simplement impossible qu’ils aient pu surmonter toutes ces épreuves et qu’ils aient réussi à rassembler leur force pour continuer à vivre. Tous les membres de ma famille qui sont nés en Égypte seraient alors nés sur leur terre de Césarée et nous ne serions pas condamnés à vivre hors de chez nous », souligne Nora.

La grand-mère Gousiné se remémorait souvent leur maison à Césarée. Elle disait que chaque année, en mai, la famille de son père Ghevond allait vivre à la montagne et redescendait à la maison en septembre. Elle se rappelait aussi la cave de la maison qui renfermait des grandes quantités de fruits secs et de bastourma (viande séchée).

En 1915, le père Ghevond fut pendu par les Turcs et on déporta sa famille. Hagop et Gousiné furent séparés, et la femme du prêtre, ses quatre filles ainsi que son petit-fils Vahram furent condamnés à l’exil. Vahram et la femme de Ghevond moururent sur la route de l’exode.

« Je ne connais pas beaucoup de détails, mais je sais qu’ils comparaient leur survie à quelque chose de l’ordre du miracle. Ils passèrent deux ou trois années sur la route de la déportation, traversèrent Deir-er-Zor, et se trouvèrent à Alep en 1918. Ma grand-mère pensait que Dieu l’avait aidée à survivre sur cette route si difficile. Peut-être était-ce un signe de folie, mais elle y croyait », indique Nora, ajoutant qu’elle raconte cet épisode dans l’un de ses monologues.

« Ils étaient épuisés et à bout de force quand ils passèrent à côté du fleuve Euphrate. On leur dit que ceux qui avaient soif pouvaient s’approcher du fleuve. Tout le monde se mit alors à courir. Mais ma grand-mère était tellement épuisée qu’elle n’a pas pu courir et elle sentit qu’elle perdait connaissance. Soudain, elle eut l’impression que de l’eau coulait sur son visage. Elle ouvrit les yeux et vit un homme vêtu de blanc qui avait de l’eau dans les mains. Il versa de l’eau dans sa bouche pour qu’elle puisse boire et reprendre connaissance, quand soudain l’homme disparut. Etait-ce une vision…? Je ne sais pas, mais ma grand-mère disait que sa bouche était alors ouverte et qu’elle n’avait plus soif… Etait-ce une bénédiction de Dieu ? Je ne sais pas… Gousiné se remémorait souvent cette vision, comme si elle croyait vraiment qu’elle avait échappé à la mort grâce à l’aide du ciel», dit Nora en tentant de nous expliquer comment ses ancêtres ont survécu.

Hagop Basmadjian avec sa femme Gousiné et leurs enfants Arminé et Vahram.

En 1918, les quatre sœurs arrivent à Alep. À la gare d’Alep, il y avait une terrible cohue : une foule de personnes était là dans l’espoir de retrouver leurs proches. Ils criaient leur nom en espérant que ceux-ci se trouveraient dans le train. Soudain Gousiné entendit son nom : c’était son mari, Hagop, qui avait survécu par miracle, et était arrivé à Alep. Gousiné et Hagop eurent de nouveau un fils qu’ils appelèrent Vahram, et en 1923 naquit Arminé Basmadjian, la mère de Nora. Hagop, Gousiné, leurs enfants et les sœurs de Gousiné partirent s’installer en Égypte où ces dernières travaillèrent dans la confection de tapis.

« Ma grand-mère avait une grande bibliothèque en Égypte, mais je ne savais pas quels étaient les livres qui venaient de Césarée. Je peux seulement dire qu’il y avait d’anciennes éditions de la Bible. Aujourd’hui à New York, je possède une édition de la Bible en langue turque écrite en caractères arméniens datant de 1886, qui, j’en suis sûre, est une relique de l’exil de mes grands-parents », affirme Nora.

Gousiné Guemidjian au centre, en haut de gauche à droite : sa sœur Arkhiné, ainsi que ses enfants Arminé et Vahram

« Ma grand-mère Gousiné a vécu 90 ans. Elle a connu tous ses petits-enfants et pris part à leur éducation. Elle est décédée au mois d’août 1975. C’était une femme droite et discrète, elle allait toujours à l’église Saint Grégoire l’Illuminateur du Caire, comme par nostalgie pour son église de Césarée. Elle s’asseyait toujours au deuxième rang. Ma grand-mère connaissait bien le turc, mais elle parlait toujours en arménien et insistait pour que nous aussi, nous parlions arménien, se souvient Nora. Elle disait souvent tout bas « lanetlenmiş Türkler », ce qui voulait dire « maudits Turcs », mais elle ne nous a jamais transmis aucune haine. Elle disait que c’était la guerre, que les Allemands s’étaient alliés avec les Turcs contre les Arméniens. Elle souffrait beaucoup, mais elle ne prônait ni la haine ni la vengeance.

Arminé, la mère de Nora, a étudié à l’école Caloustian en Égypte. Elle s’est mariée avec Akripas Egserdjian. Ils ont eu deux enfants, Nora et Vazken, qu’ils ont nommé ainsi en hommage au Catholicos. Vazken vit maintenant au Japon, Nora à New York et Akripas à Los Angeles. Arminé est décédée. Des petits-enfants du prêtre Ghevond, seule Arkhiné est encore vivante, elle a aujourd’hui 85 ans et vit avec ses petits-enfants en Californie avec lesquels elle parle en arménien.

Nora Armani

« Cent ans auparavant une tragédie indescriptible nous est arrivée. Nous ne pourrons jamais l’oublier ou l’effacer de notre mémoire. Nous avons bien évidemment des revendications et une volonté de compensation, mais nous ne pouvons pas fonder notre existence sur cela. Afin de surmonter notre passé, il me semble que nous devons rendre hommage aux 1,5 millions de victimes et aux innombrables rescapés du génocide en aidant notre Arménie à se développer pour la rendre plus forte. Le moindre petit effort de notre part est nécessaire pour construire une Arménie heureuse et juste », dit Nora et d’ajouter : « la nouvelle génération arménienne est merveilleuse, et je suis certaine qu’en lui donnant des ailes, notre Arménie prendra son envol ».

Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES

Illustrations © archives familiales Nora Armani