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Critique de film : “1915”

Critique de film : “1915”

Par Anna Arutunyan
 

Au regard de son contexte, "1915", un film réalisé par Garin Hovannisian et Alec Mouhibian, avait vocation à devenir Le film du génocide arménien. Son nom lui-même le liait aux commémorations du centenaire à travers le monde et la définition de son travail offerte par Garin Hovannisian, un "film sur le déni", l'a placé directement sur l'échiquier politique. C'est un film qui a entrepris de tout faire à la fois : commémorer de façon épique le génocide arménien ; offrir un thriller psychologique exposant les squelettes que les acteurs contemporains cachent dans leur placard ; faire une critique mordante ciblant l'État turc. Le site internet du film a même été hacké par un groupe nommé la "Cyber armée turque". C'est un film à ne pas rater, tout simplement. 

À la surface, le film tient les promesses suggérées dans la bande-annonce. Ce drame psychologique (car le thème ‘’thriller ‘’ ne correspond pas exactement ici) à la Birdman se concentre sur un metteur en scène et le groupe d'acteurs de seconde zone qu’il dirige et explore leur tentative d'appréhension de problématiques non résolues relatives au déni par la mise en scène d'une pièce sur le génocide. Simon, metteur en scène vivant à Los Angeles (Simon Abkarian) joue gros dans cette pièce à représentation unique : remettre son théâtre sur la carte après un hiatus de sept ans, aider sa femme dépressive Angela (Angela Sarafyan) à faire face à la mort de leur jeune garçon afin qu'elle puisse passer à autre chose mais aussi livrer une œuvre majeure traitant du génocide. 

Au cours de son élaboration, la pièce est mise en danger par des manifestants arméniens et turcs, des menaces de mort énigmatiques (qui s'avèreront émaner d'un acteur rejeté) et des rivalités entre acteurs. L'intrigue est axée autour d'une question centrale. Angela pourra-t-elle faire face à son passé et à la mort accidentelle de son bébé, sept ans auparavant, en fusionnant avec le rôle qu'elle interprète dans le spectacle et en trouvant le courage de s'enfuir avec son amant turc - officier venu arrêter la famille et qui finira par tomber amoureux d'elle durant la marche de déportation mortelle - ?

Si cette dernière phrase semble avoir peu de sens, c'est parce que l'histoire fait peu sens dans le film. Les spectateurs ont droit aux thèmes dramaturgiques de plusieurs films à la fois : déni, syndrome de Stockholm, traumatisme historique. Il est impossible de traiter ces questions de façon cohérente car elles sont compactées dans 82 pauvres minutes d'un film qui prétend avoir le génocide pour sujet. Pourquoi est-il si difficile pour Angela, l'actrice, de jouer une déportée arménienne s'enfuyant avec un officier turc ? Quel lien avec la douleur qu'elle continue de ressentir pour son fils disparu ? Pourquoi le metteur en scène, son mari, use-t-il de l'hypnose sur sa femme déjà traumatisée pour l'amener à penser qu'elle est en réalité le personnage qu'elle interprète ?

En réalité, ces questions sont fascinantes et pourraient parfaitement faire l'objet d'un long-métrage plein de sens ayant trait au génocide arménien. Elles ont toutes trait à la mémoire historique, au déni individuel et au traumatisme collectif se répercutant aux descendants plusieurs générations plus tard. Malheureusement elles demeurent de simples bandes-annonces dans un film qui ressemble à un résumé de ces problématiques, confinées à l'absurde sur 82 minutes. 

Parfois, "1915" ressemble à un pastiche de thèmes glanés dans des films antérieurs. Comme "1915", l'épique "Ararat" développe lui aussi le thème dramatique de la réalisation d'un film portant sur le génocide, thème axé autour des explorations concomitantes du déni individuel vécues par les personnages. "Le Mas des alouettes", un mélodrame italien des frères Taviani, traite d'une jeune déportée arménienne qui tombe d'abord amoureuse d'un officier turc puis d'un gendarme turc au cours de la marche. 

C'est l'une des raisons pour lesquelles "1915" ne parvient pas à atteindre son objectif déclaré, raisons qui ont moins à voir avec son réalisateur ou ses acteurs qu'avec le fait que les efforts précédents pour réaliser le Film sur le génocide arménien se sont avérés plus qu'insatisfaisants. Les Arméniens ont cherché pendant des années à recruter Steven Spielberg afin de produire un film sur le génocide arménien qui égalerait l’impact et la magnitude de ‘’La Liste de Schindler’’. Malgré des informations rapportant que le Centre national du cinéma arménien était en négociations avec Spielberg, la possibilité de réaliser un tel film n'a pas avancé. 

Pour cette raison il serait sévère de vilipender Hovannisian et Mouhibian, précisément parce que des barrages sous-jacents à tout film grand public sur le génocide arménien existent. Comme une critique du "Mas des alouettes" parue dans Variety l'avance, la controverse politique liée à la Turquie "a maintenu [le génocide] à l'écart de la liste des sujets à traiter par Hollywood." 

Mais les obstacles les plus importants à franchir pour un tel film sur la voie du succès, ont moins à voir avec la Turquie et plus avec la manière dont le génocide arménien est perçu en Occident. Après tout, lorsque "La Liste de Schindler" est sorti en salles en 1993, l'Holocauste avait déjà été enseigné aux enfants dans tous les États-Unis. À contrario, pour qu'un film traitant du génocide arménien ait une chance de rencontrer un tant soit peu de succès, il doit passer la moitié du temps qui lui est imparti (un peu comme dans "Ararat"), à raconter aux spectateurs où est située l'Arménie sur la carte du monde et ce que fut le génocide. C'était quelque chose que 1915, avec ses aspirations, ne pouvait tout simplement pas se permettre.